vendredi 17 juin 2016

12e dimanche du temps ordinaire - année C


Qui est Jésus? Après quelques réponses hésitantes et, pour certaines, dénuées de pertinence, nous aboutissons à cette affirmation de Pierre: «Le Christ, le Messie de Dieu» (Lc 9, 20). Nous retenons ce propos de Pierre comme vrai; il ne nous reste plus qu’à le comprendre. Que veut dire que Jésus soit le Messie de Dieu? 

L’explication que donne Jésus lui-même de cette réponse de l’Apôtre est un austère portrait du Messie qui insiste sur les souffrances personnelles de Jésus et annonce en même temps les épreuves ecclésiales de ses disciples. Jésus va mourir par une trahison lâche et une condamnation injuste; les disciples également perdront la vie dans une persécution violente et un déni de justice. Il me semble que, plus que la juxtaposition de ces deux prophéties (les souffrances de Jésus, les épreuves des chrétiens) qui s’avèreront toutes deux parfaitement exactes, c’est leur lien et leur similitude qui sont signifiants. 

Le vocabulaire utilisé pour décrire la condition des croyants constitue un bon point de départ pour comprendre cela. Les mots appartiennent au registre des procès. «Celui qui veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même» (Lc 9, 23). Ce verbe «renoncer» désigne l’attitude imprévisible et défavorable d’un témoin, cité à comparaître pour la défense d’une partie, et qui, finalement, contre toute attente, renonce à disculper celui qui l’a appelé. Refuser d’apporter son soutien à un accusé, surtout quand cet accusé est innocent et injustement mis en cause, voilà bien un acte décevant. Ce que Jésus affirme ici, d’une manière paradoxale, est que cette action défavorable, il faut l’exercer pour soi-même. Celui qui veut être le disciple de Jésus doit renoncer à se défendre, il doit refuser de se rendre témoignage à lui-même; mis en cause de façon inexacte, accusé sans raison, il doit – pour être chrétien – se taire et ne rien dire pour sa défense. Si être accusé «faussement» est une béatitude (Mt 5, 11) – et quelle terrible béatitude! – il n’est pas permis de déserter une telle grâce qui rend un fidèle semblable au Christ. Car Jésus s’est tu lorsqu’il était interrogé par Pilate: «Jésus ne lui répondit pas. Pilate lui dit alors: “Tu ne me parles pas? Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de te relâcher et que j’ai pouvoir de te crucifier?”» (Jn 19, 9-10). Oui, Jésus sait cela; il sait qu’il pourrait présenter une brillante plaidoirie qui le tirerait d’affaire, il pourrait circonvenir Pilate qui n’est d’ailleurs pas tellement convaincu de sa culpabilité. Mais il se tait – car il sait que ses disciples, traînés devant des tribunaux violents et iniques, n’auront pas d’autre défense à présenter que la force de leur silence et de leur sérénité.

Saint Pierre, qui a payé de sa vie sa fidélité, le dit en des termes bouleversants:
«Car c’est une grâce que de supporter, par égard pour Dieu, des peines que l’on souffre injustement. Quelle gloire, en effet, à supporter les coups si vous avez commis une faute? Mais si, faisant le bien, vous supportez la souffrance, c’est une grâce devant Dieu. Or, c’est à cela que vous avez été appelés, car le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un modèle afin que vous suiviez ses traces» (1P 2, 19-21). Le silence du Christ devant l’accusation est le chemin de grâce qu’il nous a indiqué. 

«Celui qui veut marcher à ma suite… qu’il prenne sa croix chaque jour» (Lc 9, 23). Celui qui a renoncé à se défendre est alors de toute évidence condamné, et la peine ne tarde pas à être appliquée ensuite. Il n’est pas question, après la condamnation, de faire appel, de dire quelque chose, enfin, pour démasquer l’injustice de la sentence. Il faut tenir dans le silence. Jésus n’a pas fait de discours sur le chemin qui le conduisait au Calvaire. Que veut dire alors que cela c’est «sauver sa vie»? (Lc 9, 24) Qu’a-t-il sauvé celui qui s’est ainsi laissé broyer par une autorité incompétente et aveugle? Si Jésus dit qu’il sauve sa «vie», c’est qu’il donne à ce mot un sens plus vrai, plus profond, plus intime que ce que nous concevons de la simple vie biologique. La «vie», dans le vocabulaire spirituel de l’Evangile, c’est la droiture, c’est l’amitié avec Dieu, c’est l’action de grâce, c’est la foi; pour dire autrement, la «vie» ce n’est pas la vie qu’on possède, mais la vie qu’on donne; la «vie» véritable, c’est, de la part d’un croyant, l’offrande de sa vie. Et cela, en effet, est préservé pour celui qui se renonce lui-même et qui prend sa croix. Celui qui se barricade dans son bon droit, celui qui s’enferme dans sa sécurité, comment montre-t-il qu’il croit en autre chose qu’en une vie matérielle? Celui qui connaît la réalité de la vie spirituelle et qui croit en la vie éternelle, celui-là doit traduire sa conviction dans ses actes. Les martyrs qui ont consenti à mourir pour témoigner de leur foi, c’est bien cette haute idée de la vie qu’ils attestaient devant des accusateurs qui pensaient leur nuire. 

En tout cela, c’est donc bien de la vie qu’il s’agit. Et la logique du renoncement, de l’ascèse, de l’abnégation, la logique du martyre – choses très étranges, voire suspectes aux yeux de nos contemporains – défendent une autre conception de la vie qui la définit comme offrande, fécondité, épanouissement, joie spirituelle. Pour nous, chrétiens, le plus grand malheur, la tentation la plus décevante, serait sans doute de renoncer à ces vérités, d’échanger la croix contre le confort. Contre les sollicitations du monde et du plaisir, que la grâce du Christ nous préserve ainsi de trahir la joie. 

Voilà qui est «le Christ, le Messie de Dieu» (Lc 9, 20). Et nous sommes ses disciples. 


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