vendredi 10 juin 2016

11e dimanche du Temps Ordinaire - année C


Dans le passage de la lettre aux Galates (2, 16 et 19-21) entendu en deuxième lecture, saint Paul nous donne accès à la région la plus intime, secrète et précieuse de son âme d’Apôtre et de chrétien. Avec une lucidité bouleversante de gratitude, Paul relit toute l’histoire du salut pour voir aussi dans son histoire personnelle rien de moins merveilleux que ce que Dieu a mis en œuvre pour racheter l’humanité. L’événement du Calvaire – qui est le centre autour duquel gravite toute l’histoire du monde sauvé – est aussi le centre de la vie personnelle de Paul : le Fils de Dieu “m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi” (Ga 2, 20). Qui peut dire une chose pareille? Le Christ a aimé toute l’humanité et il s’est livré pour elle, n’est-ce pas? Certes, le Christ a aimé toute l’humanité et il s’est livré pour elle; mais cette vérité générale est aussi vraie que cette vérité personnelle, intime, que cette certitude de conscience: le Fils de Dieu “m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi”. La vérité universelle et la vérité personnelle coïncident car Dieu a voulu sauver tous les hommes, un par un. 

Dès lors, qui est-il ce «moi» que le Christ a aimé et pour qui il s’est livré? Paul regarde en lui-même, il cherche, comme tout sage de l’Antiquité, à se connaître soi-même. Et en scrutant les profondeurs de son intériorité, il découvre quelque chose de mystérieux, d’inattendu. Saint Augustin dira, en ce sens, que l’homme est une “question” (1) pour lui-même. L’homme a ceci de particulier – et c’est sans doute là que réside sa vraie dignité – qu’il ne peut se connaître complètement, il reste à lui-même comme une énigme, comme un mystère dont il n’a jamais fini d’explorer toutes les zones d’ombre ni toutes les merveilles. Car il y a en «moi» des régions obscures – ce sont mes péchés par lesquels et pour lesquels le Christ est mort – et il y a des paysages lumineux – ce sont toutes ces grâces que le Christ m’a données et par lesquelles j’ai du prix à ses yeux. Dès lors, il y a plus en moi que moi-même et je dois prendre conscience que le cœur de mon âme (pour ainsi dire) n’est pas ma propre personne, mais plutôt: ma personnalité en tant que je suis aimé par le Christ

C’est pourquoi Paul, sans souffrir d’aucun trouble psychologique et seulement par regard de conscience, dit : “Je vis, mais non pas moi” (Ga 2, 20). C’est bien Paul, en effet, qui est vivant et qui constate : “Je vis”; et pourtant, cette vie dépasse tellement ce qu’il est, qu’il doit corriger aussitôt : “mais ce n’est plus moi”. Il ne se contredit pas; il veut seulement exprimer dans notre langage trop faible cette vérité qui va jusqu’au paradoxe, cette réalité étonnante et magnifique: ma vie ne vient pas de moi-même, elle ne me constitue pas en moi-même; ma vie me constitue dans le Christ, au-delà de moi-même. “C’est le Christ qui vit en moi” (Ga 2, 20). 

Nous ne prenons pas toujours conscience de ceci: que le Christ soit mort pour nous appartient à notre identité, fait partie de notre «je». Le plus souvent, nous vivons barricadés dans les limites de notre confort et de notre égoïsme, et nous ne voyons pas que nous y sommes à l’étroit (cette étroitesse est tellement douillette!) Si nous prenions conscience que notre personnalité est fondée dans le Christ, avant d’être fondée en nous-mêmes, si nous voyions que la mort du Christ pour nous est ce par quoi nous existons, alors nous pourrions mener une vie spirituelle mieux déployée, plus ample. Une prière eucharistique le dit de façon admirable: 

Pour accomplir le dessein de ton amour, il s’est livré lui-même à la mort, et, par sa résurrection, il a détruit la mort et renouvelé la vie. Afin que notre vie ne soit plus à nous-mêmes, mais à lui qui est mort et ressuscité pour nous, il a envoyé d’auprès de toi, comme premier don fait aux croyants, l’Esprit qui poursuit son ouvre dans le monde et achève toute sanctification (2). 

Il est mort pour nous; comment dès lors notre vie pourrait-elle nous appartenir, comment serait-elle “à nous-mêmes”? Je ne peux plus vivre comme si personne n’était mort pour moi. Et la mort de Jésus fait partie de mon identité; je peux y lire toutes mes fautes, toutes mes ombres, pour lesquelles il est mort, et j’y vois aussi toutes les grâces, toutes les lumières qui, en moi, viennent de son sacrifice. C’est cela que Paul appelle la foi: “Ce que je vis aujourd’hui dans la chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu” (Ga 2, 20). En vivant dans la foi, en communiant au corps du Christ qui a aimé chacun de nous et qui s’est livré pour chacun de nous, personnellement, demandons cette grâce de vivre pour Dieu et pour les autres; demandons la grâce de vivre vraiment. 


(1) quæstio mihi factus sum – je suis devenu à moi-même une question, AUGUSTIN, Confessions, X, 33, 50.

(2) MISSEL ROMAIN, Prière eucharistique IV. 

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