samedi 4 juin 2016

10e dimanche du Temps Ordinaire - année C


La conversion de saint Paul est sans nul doute, après la résurrection de Jésus, l’événement le plus décisif dans l’histoire du christianisme et, peut-on dire, dans l’histoire de l’humanité. Si Jésus n’était pas ressuscité, jamais l’évangile n’aurait été rédigé; mais si Paul n’avait pas été terrassé sur le chemin de Damas, jamais l’évangile n’aurait été prêché, jamais il n’aurait ainsi rejoint les extrémités de la terre. Ce fait majeur de l’histoire du monde est aujourd’hui raconté, à la première personne, dans la deuxième lecture (Ga 1, 11-19) que nous venons d’entendre; écrivant aux chrétiens de la Galatie, Paul leur explique cet événement à la fois très personnel, intime, mystique, dont le retentissement fut à ce point marquant que plus rien, désormais, ne pouvait être comme avant. 

Il y a tout d’abord ce fait de l’apparition. Nous savons, par ailleurs, que Paul a vu Jésus (Ac 9, 5) qu’il a vu le Ressuscité (1Co 15, 8). Ici, curieusement, Paul dit que cette révélation ne lui est pas advenue par un homme: “l’évangile que j’ai proclamé n’est pas une invention humaine. Ce n’est pas d’un homme que je l’ai reçu” (Ga 1, 11-12), et pourtant, ajoute-t-il en accord avec les autres récits, c’est “par révélation de Jésus Christ” qu’il a été bouleversé. Pourquoi Paul dit-il que ce qu’il a reçu de Jésus il ne l’a pas reçu d’un homme? Jésus n’est-il pas un homme? Oui, bien sûr, et Paul le sait très bien, lui qui a expliqué aux chrétiens de Philippe que le Fils de Dieu, “devenant semblable aux hommes, a été reconnu comme un homme” (Ph 2, 7). Que veut dire alors que Jésus, qui était vraiment un homme lorsqu’il est venu dans notre monde, n’était pas un homme quand il s’est manifesté à Paul? Qui Paul a-t-il vu? Qu’a-t-il vu?

Cette expression “pas un homme” ne doit pas être comprise comme une négation de l’humanité de Jésus. C’est bien dans sa nature humaine de Ressuscité que Paul a vu Jésus. Mais, dans sa Résurrection, Jésus a aussi manifesté à Paul tout ce que fut sa détresse, sa déréliction, sa vulnérabilité. C’est bien en tant qu’il était persécuté – et persécuté par Paul lui-même (Ga 1, 13) – que Jésus s’est fait voir sur le chemin de Damas. Et celui qui fut ainsi défiguré par la douleur, broyé par la trahison, transpercé par l’injustice, ne présentait plus aucun signe de sa dignité humaine. Un Psaume disait, en prophétisant la Passion de Jésus: “Et moi, je suis un ver et non homme; je suis la risée des gens, le mépris du peuple” (Ps 22, 7). Isaïe dit, dans le même sens : “De même, des multitudes avaient été saisies d’épouvante à sa vue – car il n’avait plus figure humaine, et son apparence n’était plus celle d’un homme” (Is 52, 14). Non vraiment, celui qui était exposé sur la croix, après qu’on lui eut dénié tout respect, n’était plus un homme. Et ressuscité, c’est dans cet état de déréliction que Jésus est apparu à Paul. L’évangile de Paul, c’est l’annonce de cette détresse immense de Dieu de se voir à ce point rejeté hors du monde, hors des âmes, hors des consciences des hommes. Et dans cette détresse, Dieu qui s’est fait homme a été comme privé de sa dignité d’homme. C’est cela que Paul a vu. 

Désormais, Paul va être associé à la “grâce” (Ga 1, 15) du Christ. Cela ne veut pas dire qu’il va cesser d’être un persécuteur de l’Eglise pour devenir un bon paroissien. Paul n’est pas devenu le sacristain bien payé de quelque basilique prestigieuse. Être associé à la grâce de Jésus – Paul le sait bien – cela veut dire participer à cette détresse. En passant du statut de persécuteur au rôle d’évangélisateur, Paul a décidé de suivre Jésus jusque dans son angoisse. Car annoncer l’évangile ne se fait jamais sans un profond inconfort intime. Personne ne peut proclamer la Parole sans qu’elle le remette en question de fond en comble, jusque dans les certitudes les plus secrètes, les plus implicites de sa conscience. Personne ne devient impunément évangélisateur; il faut le savoir. Paul le savait, il a choisi librement d’être du côté de Jésus, quoi qu’il lui en coûte. 

Toutefois, ayant été ainsi foudroyé par la grâce, Paul a pris un temps de retraite avant de se lancer concrètement dans l’évangélisation. Aujourd’hui encore, avant de recevoir un ministère, avant d’être ordonné, un candidat se retire du monde pour un temps, pour le temps du Séminaire, et, plus intensément encore, pour un temps d’exercices spirituels dans les jours qui précèdent l’ordination. Dans nos diocèses, des séminaristes vivent cela ces jours-ci, avant de devenir diacres ou prêtres. Paul, lui, rapporte qu’il a accompli quelque chose de semblable, une sorte de pèlerinage et de retraite spirituelle: “Je suis parti pour l’Arabie” (Ga 1, 17). Qu’est-ce que cette Arabie que Paul dit avoir visitée après sa conversion? Il nous donne un indice, dans cette même lettre, en disant ensuite que “le Sinaï est en Arabie” (Ga 4, 25). De même que Moïse a reçu sa vocation au Sinaï (Ex 3), là où il devait ensuite conclure l’Alliance (Ex 19), de même qu’Elie, découragé, est allé retrouver des forces au Sinaï alors qu’il était persécuté par Jézabel (1R 19), de même Paul a accompli ce pèlerinage au Sinaï. Cette montagne de Dieu est le lieu où Paul pouvait ressourcer sa foi juive et l’épanouir, l’accomplir dans l’évangile. Cela dit quelque chose de la nouveauté de son engagement: c’est dans la continuité d’avec Moïse et Elie que Paul intériorise cette vocation si déroutante qui se présente à lui. 

Se mettre au service de l’urgence de l’évangile demande de se situer dans une tradition, pas dans une rupture; prendre le risque de se laisser ébranler par la Parole qu’on annonce suppose qu’on soit profondément enraciné dans l’histoire de ce salut que Dieu nous révèle depuis le lointain des âges, nous conduisant vers des nouveautés toujours plus exigeantes et plus heureuses. C’est cela que Paul a vu sur le chemin de Damas. 

Dans les prochaines semaines, dans nos diocèses de France, des hommes vont aussi faire un pas dans cette direction de l’évangélisation. Ces jeunes gens qui ont rencontré le Christ, qui ont découvert la pauvreté, l’urgence, la précarité du ministère, qui se sont insérés dans la tradition de l’Eglise vont recevoir l’imposition des mains d’un évêque qui avait lui-même reçu l’imposition des mains d’un évêque… remontant ainsi aux Apôtres eux-mêmes. Une rencontre, un risque, une décision spirituelle, conduit ces futurs diacres et prêtres à faire l’offrande d’eux-mêmes. Que la prière des fidèles de leur fasse pas défaut au moment où ils engagent leur vie au service de l’Eglise. 

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