vendredi 10 février 2017

6e dimanche ordinaire - A


La lecture tirée du Siracide entendue tout d’abord est bien étrange. Ce texte, attribué à Salomon, est situé dans la tradition de sagesse d’Israël. Et pourtant, il semblerait que cette sagesse soit devenue étonnamment folle pour nous dire qu’il est facile de toujours faire le bien, qu’il est toujours possible d’éviter le mal… alors que nous constatons quotidiennement qu’il n’en est pas ainsi. 

«Si tu le veux, tu peux observer les commandements, il dépend de ton choix de rester fidèle» (Sir15,15). Voilà qui est facile à dire, mais qui ne m’aide pas. Paul, semblait mieux comprendre l’humanité et sa faiblesse, lorsqu’il reconnaissait: «Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas: car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je déteste… Car je sais que nul bien n’habite en moi, je veux dire dans ma chair; en effet, vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir» (Rm7,15; 18). Alors qui a raison? Est-ce le sage de l’ancien Testament avec son éloge irréaliste d’une fidélité toujours possible? Ou bien est-ce saint Paul remarquant qu’il ne parvient pas à faire le bien? 

La question est sans doute mal posée – on ne peut opposer simplement deux textes bibliques car Paul connaissait le Siracide et ne pouvait le contredire: la Parole de Dieu ne vient pas nier la Parole de Dieu. En cas d’incohérence flagrante, c’est surtout une invitation à mieux lire qui nous est adressée. Peut-être qu’un détour par saint Augustin serait utile à ce sujet. En matière de liberté, de péché, de fidélité et de miséricorde, le grand évêque d’Hippone s’y connaissait assurément et on peut lui faire confiance; même si sa pensée est difficile, il peut nous aider à entendre ce qui nous semblait d’abord contradictoire. Nous lisons: 

«Dieu, par nature, ne peut pas pécher; mais celui qui participe de Dieu reçoit seulement de lui la grâce de pouvoir ne plus pécher. Or, cet ordre devait être gardé dans le bienfait de Dieu, de donner premièrement à l’homme un libre arbitre par lequel il pouvait ne point pécher, et ensuite de lui en donner un par lequel il ne puisse plus pécher: le premier pour acquérir le mérite, le second pour recevoir la récompense. Or, l’homme ayant péché lorsqu’il l’a pu, c’est par une grâce plus abondante qu’il est délivré, afin d’arriver à cette liberté où il ne pourra plus pécher. De même que la première immortalité qu’Adam perdit en péchant consistait à pouvoir ne pas mourir, et que la dernière consistera à ne pouvoir plus mourir, ainsi la première liberté de la volonté consistait à pouvoir ne pas pécher, la dernière consistera à ne plus pouvoir pécher» (1).

Augustin nous dit qu’il y a deux libertés. Au début, lorsque Dieu a créé l’homme, il lui a donné la liberté de pouvoir ne pas pécher. Adam (et Adam, c’est aussi chacun de nous) a été mis dans le monde avec suffisamment de lucidité, Dieu lui a donné assez de bonne volonté pour que, quelles que soient les circonstances, il ne soit jamais contraint de commettre le mal. Ainsi, en nous interdisant de pécher, Dieu ne nous demande pas quelque chose d’impossible. Dieu sait que faire le mal nous blesserait; faire du mal, faire le mal, c’est aussi se faire du mal, se nuire à soi-même. Dieu ne veut en aucun cas que les hommes se détruisent ainsi. Ce n’est pas pour cela qu’il nous a créés. Aussi, le Siracide a-t-il bien raison de rappeler ceci, qui est en fait une évidence: «Il n’a commandé à personne d’être impie, il n’a donné à personne la permission de pécher» (Sir15,20). Personne ne peut faire le mal et dire ensuite: «C’est Dieu qui m’a dit d’agir ainsi». Cela paraît idiot, en effet; et pourtant combien il est important de réaffirmer aujourd’hui encore que Dieu ne commande jamais la violence. Dans notre monde violent, il n’est pas rare que la religion soit précisément associée au meurtre, au crime, à la terreur… Pourquoi, à notre époque raisonnable et moderne, dans notre monde scientifique, pourquoi peut-on encore attribuer à Dieu l’origine d’une violence injuste et aveugle? Cela, le Siracide le dénonçait; et nous avons encore besoin d’entendre cette dénonciation comme si ce n’était pas évident! 

Ainsi, l’homme a été créé par Dieu (j’ai été créé par Dieu) avec assez de force pour n’être jamais obligé de péché. Il suffit que je consulte ma conscience, que je réfléchisse un peu avant d’agir, que je me souvienne que je ne trouverai ma joie que dans le bien que je fais, pour méviter concrètement de faire le mal. Et pourtant saint Paul a bien raison: combien de fois par jour a-t-il raison? J’ai honte de constater toutes ces mesquineries, ces lâchetés, ces maladresses, ces négligences, ou même ces trahisons, ces méchancetés, ces égoïsmes quotidiens. Combien de fois par jour est-ce que je choisis un mal que je n’étais pas obligé de commettre, pour un avantage lamentable et consternant? Je suis fragile et je vois bien que je renonce coupablement à réfléchir en conscience, que je me laisse tenter par ce qui ne peut qu’être décevant, que je préfère mon confort à l’amour de mon prochain. Alors comment le Siracide peut-il dire simplement: «Devant toi il a mis le feu et l’eau, selon ton désir étends la main» (Sir15,16)? Est-ce vrai qu’à chaque instant je peux choisir entre la vie et la mort et que je pourrais ne jamais choisir la mort? Mais je la choisis pourtant! 

Augustin nous aide à y voir clair dans ma liberté faillible: cette liberté qui peut toujours choisir le bien ne peut pas pourtant choisir toujours le bien. Je le sais dès que je fais mon examen de conscience. A chaque acte, je pourrais éviter le mal, mais je ne parviens pas à toujours le repousser. Et cela m’est douloureux. Je suis triste d’être pécheur. Mais cette douleur même m’est le signe d’une autre liberté, plus grande, plus forte, que je ne possède pas mais qui m’est promise. Un jour, lorsque Dieu m’aura pardonné toutes mes transgressions, lorsque Dieu m’aura accueilli avec miséricorde dans la joie définitive, alors je serai libre de ne plus jamais pécher, alors je serai libre de ne plus pouvoir pécher. Alors cessera la connaissance du bien et du mal. Alors je connaîtrai le bien (et le bien seul). 

Tant que dure le combat, je reste dans l’incertitude et ceci m’est douloureusement inconfortable. Mais cette souffrance même m’indique déjà le bonheur complet pour lequel Dieu m’a créé. Le Psaume (118,1-2) le dit, qui répond justement à la lecture: «Heureux est lhomme...» Et cette promesse est plus réelle que toutes mes défaites, car, au-delà de mes échecs, Dieu s'y est engagé. 


(1) Augustin, La Cité de Dieu, XXII, 30. 
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/citededieu/livre22.htm#_Toc510879993


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