Est-il
vrai qu’en Israël on répond toujours à une question par une question ?
C’est ici ce que fait Jésus : un docteur de la Loi lui demande :
« qui est mon prochain ? » (Lc 10, 29) et Jésus répond par
une petite histoire qui s’achève par une autre question : « lequel des trois a été le prochain de l’homme
qui était tombé entre les mains des bandits ? » (Lc 10, 36).
Il y a dans cette manière de faire une vraie sagesse. Le docteur de la
Loi voulait piéger Jésus dans une réponse ; pour obtenir une réponse, le
plus simple, en effet, est de poser une question et le piège se trouve dans la
manière de formuler, d’orienter la demande. Le juriste scrupuleux voulait que
Jésus lui présente une liste de tous ceux qu’il devait considérer comme ses
prochains. Car il est facile de dire qu’il faut aimer son prochain ; mais
pour savoir si je dois aimer telle ou telle personne concrètement, il me faut
décider si elle est, ou non, mon prochain. Ce docteur de la Loi vit dans un
système assez simple : il possède un répertoire de ses prochains et
lorsqu’il rencontre quelqu’un, il le confronte à sa liste, et décide alors s’il
doit aimer, ou non, cet homme. Inutile de dire que la plupart des prochains de
ce légiste sournois devaient être eux aussi des docteurs de la Loi ; c’étaient
certainement tous des fils d’Israël. L’amour de ce docteur de la Loi ne
s’étendait aucunement au-delà d’un petit monde très restreint et un peu
étriqué. Voilà donc ce que cet homme voulait obtenir : une énumération de
personnes ou de catégories de personnes ; si la liste que lui aurait
fourni Jésus était la même que la sienne, la discussion en serait restée
là ; si elle avait différé de la sienne, il y aurait eu matière à
polémique, à contestation, à accusation.
Mais Jésus est trop fin pour tomber dans un piège aussi grossièrement
tendu. Jésus sait bien que s’il dit qu’il faut aimer les pharisiens, les
sadducéens, les esséniens, les hérodiens, tous bons Juifs qui se haïssaient les
uns les autres, mais aussi les stoïciens, les épicuriens, les cyniques, tous
infâmes païens, et tous les hommes par-dessus le marché, il va au devant d’une
embuscade. Et Jésus ne souhaite pas qu’on polémique au sujet de la charité ;
c’est trop important pour être l’enjeu d’une dispute. Aussi, avec habileté, il
se souvient qu’on peut répondre à une question par une autre question, et c’est
ce qu’il fait. Et la question qu’il pose, lui, est déstabilisante, elle déplace
la logique trop simple, faussement rassurante, du juriste : il ne s’agit
pas de savoir si un tel appartient, ou non, à la liste de mes prochains ;
il s’agit de reconnaître en tout homme, spécialement en celui qui est dans la
détresse, quelqu’un dont je dois me faire le prochain. Il est trop confortable
de décider qui je dois aimer et qui je peux me dispenser d’aimer en toute bonne
conscience (voilà ce que souhaitait le docteur de la Loi) ; l’évangile
nous suggère, nous invite, nous oblige à voir en tout homme quelqu’un dont je
peux, dont je dois me faire le prochain, quels que soient par ailleurs son origine,
sa situation sociale, ses opinions religieuses. Voilà pour l’enseignement
moral.
Disons enfin un mot de la petite histoire qui permet à Jésus d’introduire
sa question. S’il parle d’un Samaritain, c’est probablement parce que les Juifs
de Jérusalem, bien pensants et fiers de leur Temple, le traitaient avec
mépris : « Ne disons-nous pas justement que tu es un Samaritain et
que tu as un démon ? » (Jn 8, 48). « Samaritain »,
dans la bouche d’un Juif, c’est une insulte, et c’est une insulte que Jésus a
précisément entendue sur son compte. Aussi, en mettant en scène un Samaritain,
Jésus se désigne lui-même avec le nom injurieux qu’on lui donnait. Le pauvre
homme roué de coups est habituellement identifié avec l’humanité, blessée par
le péché. Le sens de la parabole n’est donc pas seulement moral, il est aussi
théologique. Cette petite histoire raconte, par des symboles, l’œuvre de salut
que Dieu a entreprise : si le Fils de Dieu – aujourd’hui conspué comme
Samaritain – n’avait pas pansé les plaies du pécheur roué de coups, laissé à
moitié mort, où en serions-nous maintenant ? Si le Fils de Dieu avait
refusé de se considérer comme le prochain de l’humanité blessée, nous serions
aujourd’hui privés de l’évangile : sans foi, sans espérance et sans amour.
Enfin, l’auberge est vue comme une image de l’Eglise. Si le Christ n’avait pas
laissé une communauté où nous puissions faire preuve de bonté et de pardon les
uns envers les autres, personne ne pourrait guérir de ce mal moral et spirituel
qui est si douloureux.
Ainsi, l’enseignement éthique de cette parabole se fonde sur une vérité
théologique d’une profondeur admirable : en nous approchant des autres, en
leur témoignant de l’attention et de la bienveillance, nous reproduisons, à
notre mesure, ce que le Fils de Dieu a fait en faveur de l’humanité. En nous
faisant le prochain de ceux qui sont dans la détresse, nous rendons présente et
active la charité même du Christ en faveur de tout homme.
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