Dès après la naissance de Jésus, commence le
premier acte de la persécution (Mt 2, 13). A une époque où la situation
politique était très incertaine et tendue, sauvegarder une dynastie au prix du
meurtre d’un enfant paraissait peu de choses : l’Antiquité, d’ailleurs,
est pleine de ces histoires de rois qui ont tué des enfants, parfois leur
propre fils, pour préserver leur royauté. Le cas de Laïos exposant Œdipe est
devenu le mythe d’un fait divers assez courant. Aussi, lorsque Hérode se sent
mis en péril par ce petit Jésus, né à Bethléem, il est naturel pour lui de
chercher à le faire périr ; ce que la raison d’Etat exige, la morale de
l’époque l’excuse. Et Hérode, voulant être bien certain de tuer celui qui
pouvait le gêner, n’aura aucun scrupule à faire massacrer de nombreux enfants –
un de plus, qu’importe, pourvu que celui qui doit mourir n’en réchappe pas.
Le récit de l’exposition
d’Œdipe par Laïos est pourtant un échec ; ce que craignait le père, le
fils l’accomplira tragiquement. Pareillement, le passage d’évangile de ce jour
nous rapporte, d’une tout autre manière, comment la protection de Dieu a tenu
en échec le plan d’Hérode pour sauvegarder la vie de l’enfant Jésus. Il convient
de faire à ce sujet quelques remarques. Dieu n’est pas toujours là pour
protéger le juste persécuté. Cette fois-ci, l’enfant Jésus incapable de se
défendre par lui-même, est protégé par Dieu son Père. Mais, à la fin de
l’évangile, Jésus n’est plus défendu ; il va à la mort et saint Paul a
raison de dire que « Dieu n’a pas épargné son propre Fils »
(Rm 8, 32), bien qu’il l’ait préservé du premier massacre. On remarquera
d’ailleurs, que Jésus lui-même ne sollicite pas de protection. Dans le jardin
des Oliviers, les apôtres auraient voulu que Dieu lui sauve la vie. Mais Jésus leur
imposera le silence en affirmant, solennellement, qu’il est venu pour affronter
la mort. Devant la colère bouillonnante de saint Pierre, il le rabroue en
disant : « Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon Père,
qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d’anges ? »
(Mt 26, 53). C’est pour dire : « si j’avais envie d’être
protégé, je pourrais bien, par moi-même, demander à Dieu de me sauver
miraculeusement de mes ennemis ; mais je suis venu pour offrir ma vie.
Maintenant que l’évangile a été annoncé, j’ai accompli ma mission ; il me
reste à lui donner son achèvement plénier en triomphant de la mort ». Et
la suite de l’Histoire de l’Eglise est pleine de ces récits de
persécution ; des femmes et des hommes, remplis de courage, sont allés
vers la mort sans demander à Dieu d’être délivrés de leurs bourreaux. Combien
de pages douloureuses ont été écrites avec le sang des martyrs ? Parfois,
Dieu sauve le Juste de la mort en le préservant de ses persécuteurs – comme
l’enfant Jésus aujourd’hui – parfois Dieu sauve le Juste de la mort en le
faisant entrer, au-delà de la mort, dans la résurrection et la vie éternelle –
comme Jésus mourant au Calvaire (He 5, 7). En toutes choses, Dieu fait ce qui
est bon, selon sa grande sagesse.
Le plan de secours élaboré par Dieu et mis en
œuvre par saint Joseph consiste à aller en Egypte. Ce détail est plein de sens.
Dans l’ancien Testament, c’est également un certain Joseph, fils de Jacob, qui
va en Egypte, vendu comme esclave par ses frères jaloux (Gn 37). Et ce
Joseph, fils de Jacob, devenu ministre de Pharaon, sauve ensuite ses frères de
la famine, ayant changé le mal qu’on lui a fait en bien que Dieu crée en faveur
de ses propres persécuteurs (Gn 50, 20). Et puis, après la mort de Joseph,
l’Histoire du peuple d’Israël se poursuit, et Moïse prend la tête du peuple
alors opprimé par un Pharaon qui n’avait pas connu Joseph (Ex 1, 8), pour
le ramener en Terre promise. C’est à cet épisode de l’Exode, du retour
d’Egypte, que se réfère le verset du prophète Osée : « D’Egypte,
j’ai appelé mon fils » (Os 11, 1 ; Mt 2, 15). Chez le prophète,
ce fils de Dieu appelé hors d’Egypte, est le peuple d’Israël qui rentre en
Terre sainte sous la conduite de Moïse. Dans l’évangile, ce Fils de Dieu est
Jésus, ramené en sécurité vers Nazareth. Pour un connaisseur de l’ancien
Testament tous ces voyages ont donc un profond sens symbolique. De même Joseph,
fils de Jacob, est allé en Egypte pour sauver le peuple de la famine, de même
Joseph, époux de Marie, est allé en Egypte pour sauver l’enfant Jésus du
massacre. De même Dieu a appelé hors d’Egypte le peuple pour le restaurer sur
la Terre promise, de même Dieu a appelé Jésus hors d’Egypte pour proclamer et
réaliser la fin de cet exil, non pas loin de la terre, mais – séparation ô combien
plus dure – loin de Dieu. La grande Histoire du salut de l’ancien Testament est
comme incarnée, vécue à nouveau dans la personne de Jésus. Le sens de ce
rapprochement est bien clair : le Dieu qui a sauvé Israël par Joseph et
Moïse est le même Dieu qui vient maintenant sauver toute l’humanité par Jésus.
C’est, autrefois et maintenant, le même Dieu, le même sauveur.
Ces textes des évangiles de l’enfance sont construits
comme une poésie pleine de symboles et d’allusions. Par une lecture attentive,
nous pouvons découvrir de multiples consonances, des références, des citations
qui nous aident à comprendre comment la bonté de Dieu, à l’œuvre à travers
Moïse, est à l’œuvre dans le ministère de Jésus, et se poursuit aujourd’hui dans
son Eglise. Dans un monde de violence, dans un monde qui tue les enfants (Ex 1,
16 ; Mt 2, 16) – et notre monde aussi tue des enfants – la bonté de
Dieu ne renonce pas à changer en salut le mal que nous commettons. Que le
Seigneur accorde aux chrétiens de ne jamais mépriser sa grâce ; qu’il leur
donne, comme au Joseph de l’ancien Testament, assez d’habileté pour convertir l’injustice
en occasion de vraie charité ; qu’il leur donne, comme au Joseph du
nouveau Testament, assez de docilité pour faire de la persécution un lieu du
salut.