Il y a entre les sept frères
de la première lecture (2M 7) et le Christ de l’évangile (Lc 20,
27-38) deux points communs : tout d’abord, ils parlent de la résurrection
et développent avec de bons arguments leur foi en Dieu qui est capable de
donner la vie aux morts ; ensuite, tous seront confrontés à une mort
violente, les sept frères au martyre, Jésus à la Croix. De telle sorte qu’on
doit sans doute établir une relation entre ces deux aspects dont la présence
conjointe ne peut être fortuite : on ne peut parler de la résurrection que
si l’on est capable de donner sa vie sans craindre les souffrances ni les
blessures, sans avoir peur de la persécution ni des tortures. Ceux qui ont
condamné Jésus, les Sadducéens, et celui qui a condamné les sept frères, le roi
Antiochus, ne sont pas capables de parler de la résurrection, tranquillement
installés qu’ils sont dans une violence qu’ils entretiennent à leur avantage.
Celui-là seul qui est persécuté et qui affronte l’adversité avec courage a le
regard assez pur, l’intelligence assez habituée aux vérités de Dieu pour
entrevoir le mystère d’une vie future.
Dans ce contexte, on
peut aussi comprendre que la résurrection n’est pas simplement l’inverse de la
mort. D’une manière trop simple on dit que mourir c’est passer de la vie à la
mort et que ressusciter c’est passer de la mort à la vie – c’est vrai, mais ce
n’est pas suffisant. Car, dans la Bible, la résurrection est bien plutôt le
contraire du meurtre : subir un meurtre c’est être tué pour sa foi, pour
la vérité, et faire de cette persécution accomplie dans la haine l’occasion
d’un sacrifice célébré dans l’amour – « ceci est mon corps livré, mon sang
versé » dira Jésus, indiquant dans la parole eucharistique cette charité
inconditionnelle dont il aime chacun de nous. Qu’est-ce donc alors que la
résurrection ? On peut dire que c’est, pour celui qui a offert sa vie
alors qu’on voulait la lui prendre, la réponse de Dieu à son sacrifice. Un
homme a reçu de Dieu la vie une première fois ; cet homme a ensuite
lui-même offert sa vie par fidélité à la loi de Dieu ; Dieu, qui est le
Vivant, lui donne alors la vie une seconde fois de manière définitive. La
résurrection, c’est cela : l’accès à une plénitude de vie, au-delà de
l’offrande ; en d’autres termes : le don par Dieu d’une vie plénière
à ceux qui ont pris le risque de la fidélité. Ainsi, l’alternative n’est donc
pas simplement entre mourir et vivre ; car lorsqu’on veut défendre sa vie,
on ne vit pas vraiment, on survit tout au mieux, ce qui n’est pas très
épanouissant. Les jeunes israélites mis à mort devant le roi Antiochus ont bien
compris que l’homme a plutôt le choix entre, d’une part, persécuter et mourir,
et, d’autre part, offrir sa vie et ressusciter.
Si nous sommes invités à
la résurrection, cela comporte donc l’exigence de ne pas vivre égoïstement, en
faisant des autres des moyens de son confort personnel – l’égoïsme est
d’ailleurs une forme de persécution. Si nous sommes invités à la résurrection,
c’est parce que nous avons été unis au Christ au jour de notre baptême, et que
désormais notre vie est orientée dans la logique du don de nous-mêmes à nos
proches, à l’Eglise, et à Dieu. Evidemment, pour la plupart d’entre nous, cela
ne prendra pas la modalité violente du martyre, heureusement ; mais
l’exigence n’est pas moindre. En servant nos frères quotidiennement, en
renonçant à nous-mêmes quotidiennement au profit de notre famille, en prenant
chaque jour notre croix à la suite du Christ, nous vivons la même chose, nous
sommes unis au même amour, nous agissons avec la même fidélité dont les martyrs
ont témoigné en un instant. Et la réponse de Dieu n’est pas moins belle pour
nous que pour les témoins qui ont versé leur sang : la vie éternelle qu’il
nous propose, la résurrection qu’il nous promet n’est pas une petite
récompense, une compensation pour les malheurs de la vie. Elle est, bien plus
profondément, la continuation de l’amour dont nous avons aimé nos proches. La
résurrection, en définitive, c’est cela : continuer à aimer réellement
ceux pour qui nous avons offert notre vie. La doctrine de la résurrection nous
permet de comprendre que vivre, c’est aimer ; que vivre, c’est donner sa
vie. Aussi paradoxal que cela paraisse, Jésus insiste ailleurs : Quiconque
recherche la préservation de sa vie, la perd ; et quiconque risque de
perdre sa vie, obtient un surcroît de vitalité (cf. Lc 17, 33).
Cela, les sadducéens de
l’évangile, embourgeoisés dans leur intransigeance et leur réflexe de
persécution, sont incapables de le comprendre. Leur affaire, ce n’est pas la
vie, ce n’est pas l’amour ; leurs préoccupations, c’est le culte et la Loi
de Moïse. C’est pourquoi ils sont capables de perdre leur temps à inventer des
histoires invraisemblables pour prouver des choses impossibles. Ils vont
chercher cette vieille légende de la femme aux sept maris qui traînait dans la
littérature orientale (cf. Tob 3,
8) et pensent faire de ce conte absurde un argument contre la résurrection.
Voilà bien leur méthode : partir de l’invraisemblable pour démontrer le
faux. Jésus les interroge alors avec la seule question qui vaille : avec
de telles sornettes, qui est leur Dieu ? Si le Seigneur d’Israël, qu’ils
prétendent adorer, n’est pas le Dieu de la résurrection, c’est-à-dire : si
Abraham, Isaac et Jacob sont définitivement morts, alors le Seigneur d’Israël
n’est qu’un petit dieu infernal, une divinité comparable aux dieux souterrains
du paganisme, un gardien du sous-sol. Mais pour comprendre cela, il faut être
près à risquer sa vie dans la foi ; cela, Abraham, Isaac et Jacob l’ont
fait, et ils sont vivants maintenant. Cela Jésus le fait, et il va mourir
bientôt, et il mourra pour ressusciter.
Cela les chrétiens le feront, martyrs et croyants, donnant à leur vie terrestre
une valeur de charité qui est déjà vie éternelle. Mais les sadducéens, qui
n’ont comme seul horizon que leur confort et leur violence, ne pourront jamais comprendre
cela, et, dans leur ignorance, ils n’ont même pas l’impression qu’il leur
manque quelque-chose.
Retirons de cette page d’évangile,
pour nous-mêmes, que pour ressusciter, il nous faut donner notre vie. Certes,
le don de nous-mêmes dans la charité, dans le témoignage, n’est jamais complet,
absolu, sans retour. Avec toute notre bonne volonté, nos efforts pour nous
mettre au service des autres sont marqués par des maladresses, des
incompréhensions, des étroitesses, et on peut faire souffrir, on peut
persécuter ceux qu’on aime, sans le savoir, sans le vouloir. Y aura-t-il alors
une résurrection pour nous ? En faisant confiance à la miséricorde de Dieu
(mais les sadducéens ne lui faisaient pas confiance), on peut dire avec
espérance que notre résurrection sera ce même amour, aujourd’hui imparfait,
purifié alors, illuminé, transfiguré. Et pour tous ceux qui ont aimé vraiment
et qui ont offert leur vie dans la foi et la charité, la résurrection sera
ainsi l’ultime offrande, l’amour définitif.
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