vendredi 22 novembre 2013

Christ Roi - année C

La royauté du Christ n’est pas une notion qui nous parle beaucoup aujourd’hui, sans doute parce que nous ne savons plus très précisément ce qu’est un roi. Pourtant, il semble bien que, dans les récits de la Passion, cette vérité constitue un enjeu capital. L’inscription placée au dessus de la Croix : « Celui-ci est le roi des Juifs » (Lc 23, 38) n’est pas anodine, pas plus que la demande du larron : « souviens-toi de moi quand tu viendras inaugurer ton règne » (Lc 23, 42).
Dans le contexte de Luc, il semble que la royauté du Christ doive être comprise dans le sens de la miséricorde. Dans les systèmes judiciaires antiques, le roi est celui qui peut accorder une grâce ultime à un homme qui a été légitimement condamné par un juge. Le rôle du juge est de déterminer la culpabilité et de prononcer la sentence. Le pouvoir du roi ne contredit pas celui du juge, mais le roi, qui est en quelque sorte un juge suprême, peut prononcer une grâce ; il ne réhabilite pas le condamné, mais lui épargne le châtiment. Le larron sait très bien que c’est en toute justice qu’il a été soumis à la peine de mort et que c’est selon la loi qu’il se trouve maintenant attaché à cette croix. Il ne présente donc pas une défense, une justification : il a fait le mal, il le sait et il l’assume. Il ne lui reste plus, en dernier recours, qu’à présenter une requête en grâce auprès d’un roi et c’est, in extremis, vers Jésus qu’il se tourne.
La réponse de Jésus évoque également, d’une manière discrète mais explicite, sa royauté. Dans la Bible, le mot « paradis » désigne avant tout le jardin d’un palais royal. Au sens premier, c’est le jardin de Salomon qui était d’une splendeur incomparable : « Je me suis fait des jardins et des paradis » (Qo 2, 5) dit-il fièrement, pour assurer son prestige. Lorsque le traducteur de la Bible grecque aura l’idée d’appeler « paradis » le jardin d’Eden (Gn 2), le choix de ce mot sera parfaitement cohérent avec l’affirmation de la dignité du Créateur : Dieu est le roi de sa création. Pour un Français, le lien entre royauté et jardin est encore lisible dans le parc de Versailles ; Louis XIV savait très bien qu’un roi chrétien se doit d’avoir un jardin merveilleux, un paradis. Mais revenons à l’évangile : lorsque Jésus promet : « aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis » (Lc 23, 43), c’est comme s’il disait : « je suis roi et je t’accorde la grâce que tu me demandes, mais c’est trop peu que je te sauve simplement du châtiment ; je veux également te recevoir chez moi, te faire profiter de mon jardin, de recevoir à la cour, t’associer à ma royauté ». Le larron n’en demandait pas tant : quand un roi gracie un condamné, il lui permet de rentrer chez lui ; il ne l’invite pas à loger au palais. Or là, il dit : « tu seras avec moi dans le paradis ». Voyez bien que Jésus fait de ce malfaiteur repenti non seulement un pécheur pardonné, mais encore un saint glorieux ; un bandit devient un ‘‘grand’’ du royaume. Dans les contes de fées, ce sont les pauvres qui deviennent princes ; dans l’évangile, ce sont les criminels qui deviennent princes.
La royauté du Christ est donc la plus audacieuse entreprise de miséricorde, la plus grande œuvre de grâce que Dieu révèle à l’humanité. Le « règne de grâce et de sainteté » que nous chantons dans la préface est ainsi pour toute l’humanité pécheresse l’occasion d’entrer dans une nouvelle alliance avec le Seigneur. La miséricorde du roi est gratuite et n’exige donc rien en contrepartie : le Christ Roi nous accorde sa grâce gratuitement, parce qu’il nous aime et qu’il ne veut pas nous laisser nous perdre. Et pour une brève confession, pour un aveu de ce qu’il sait déjà, il nous accorde tous les bienfaits de sa bonté, nous faisant rois, car lui-même est Roi ; il nous introduit dans sa propre joie, il nous donne part à sa propre autorité. C’est là que le mystère est le plus étonnant : par la grâce du Christ, nous ne sommes pas simplement invités à une belle fête du repentir ; nous est confié en même temps une royauté, c’est-à-dire un pouvoir spirituel. C’est à des pécheurs justifiés que s’adressent ces paroles de saint Paul : « L’homme spirituel juge de tout, et n’est lui-même jugé par personne » (1Co 2, 15) ; ou encore : « ignorez-vous que les saints jugeront le monde ? » (1Co 6, 2).
Ces paroles sont étonnantes et le mystère de l’Eglise prend alors une dimension nouvelle. Si être pardonné veut dire : recevoir l’autorité royale du jugement, quelle responsabilité est donc confiée aux juges que nous sommes ? On comprend alors que le seul jugement que nous puissions prononcer en justice est celui-ci : « de même que j’ai été pardonné par le Christ, que j’ai crucifié, de même je ne puis que pardonner à ceux qui m’ont fait moins de mal que je n’en ai fait au Christ ». Contre qui, en effet, le larron pouvait-il exercer sa rancune après avoir été ‘‘béatifié’’ par Jésus ? Avant d’être pardonné par Jésus, il pouvait en vouloir à ses bourreaux, mais il n’avait pas le pouvoir de les juger ; en lui pardonnant sa faute, Jésus le fait entrer dans son paradis, l’associe à sa royauté, lui donne donc ce pouvoir de juger que détiennent les saints. Est-ce que ce larron pardonné peut maintenant exercer son ressentiment ? Sa rancune ne devient-elle pas purement sans objet ? De même, si, en me pardonnant, Jésus me confie le pouvoir judiciaire qu’il accorde aux saints, que puis-je faire d’autre que de pardonner à mon tour ?
L’enseignement moral de cette fête de la royauté du Christ peut donc se résumer ainsi : « pardonnez-vous mutuellement, si l’un a contre l’autre quelque sujet de plainte ; le Seigneur vous a pardonnés, faites de même » (Col 3, 13). Ou bien, pour dire la même chose avec des mots plus familiers et plus exigeants : « que ton règne vienne… pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». 

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