La royauté du Christ n’est pas une notion qui
nous parle beaucoup aujourd’hui, sans doute parce que nous ne savons plus très
précisément ce qu’est un roi. Pourtant, il semble bien que, dans les récits de
la Passion, cette vérité constitue un enjeu capital. L’inscription placée au
dessus de la Croix : « Celui-ci est le roi des Juifs »
(Lc 23, 38) n’est pas anodine, pas plus que la demande du larron :
« souviens-toi de moi quand tu viendras inaugurer ton règne »
(Lc 23, 42).
Dans le contexte de Luc, il semble que la
royauté du Christ doive être comprise dans le sens de la miséricorde. Dans les
systèmes judiciaires antiques, le roi est celui qui peut accorder une grâce
ultime à un homme qui a été légitimement condamné par un juge. Le rôle du juge
est de déterminer la culpabilité et de prononcer la sentence. Le pouvoir du roi
ne contredit pas celui du juge, mais le roi, qui est en quelque sorte un juge
suprême, peut prononcer une grâce ; il ne réhabilite pas le condamné, mais
lui épargne le châtiment. Le larron sait très bien que c’est en toute justice
qu’il a été soumis à la peine de mort et que c’est selon la loi qu’il se trouve
maintenant attaché à cette croix. Il ne présente donc pas une défense, une
justification : il a fait le mal, il le sait et il l’assume. Il ne lui
reste plus, en dernier recours, qu’à présenter une requête en grâce auprès d’un
roi et c’est, in extremis, vers Jésus
qu’il se tourne.
La réponse de Jésus évoque également, d’une
manière discrète mais explicite, sa royauté. Dans la Bible, le mot
« paradis » désigne avant tout le jardin d’un palais royal. Au sens
premier, c’est le jardin de Salomon qui était d’une splendeur
incomparable : « Je me suis fait des jardins et des paradis »
(Qo 2, 5) dit-il fièrement, pour assurer son prestige. Lorsque le
traducteur de la Bible grecque aura l’idée d’appeler « paradis » le
jardin d’Eden (Gn 2), le choix de ce mot sera parfaitement cohérent avec
l’affirmation de la dignité du Créateur : Dieu est le roi de sa création. Pour
un Français, le lien entre royauté et jardin est encore lisible dans le parc de
Versailles ; Louis XIV savait très bien qu’un roi chrétien se doit d’avoir
un jardin merveilleux, un paradis. Mais revenons à l’évangile : lorsque
Jésus promet : « aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis »
(Lc 23, 43), c’est comme s’il disait : « je suis roi et je
t’accorde la grâce que tu me demandes, mais c’est trop peu que je te sauve simplement
du châtiment ; je veux également te recevoir chez moi, te faire profiter
de mon jardin, de recevoir à la cour, t’associer à ma royauté ». Le larron
n’en demandait pas tant : quand un roi gracie un condamné, il lui permet
de rentrer chez lui ; il ne l’invite pas à loger au palais. Or là, il dit :
« tu seras avec moi dans le paradis ». Voyez bien que Jésus fait de
ce malfaiteur repenti non seulement un pécheur pardonné, mais encore un saint
glorieux ; un bandit devient un ‘‘grand’’ du royaume. Dans les contes de
fées, ce sont les pauvres qui deviennent princes ; dans l’évangile, ce
sont les criminels qui deviennent princes.
La royauté du Christ est donc la plus audacieuse
entreprise de miséricorde, la plus grande œuvre de grâce que Dieu révèle à
l’humanité. Le « règne de grâce et de sainteté » que nous chantons
dans la préface est ainsi pour toute l’humanité pécheresse l’occasion d’entrer
dans une nouvelle alliance avec le Seigneur. La miséricorde du roi est gratuite
et n’exige donc rien en contrepartie : le Christ Roi nous accorde sa grâce
gratuitement, parce qu’il nous aime et qu’il ne veut pas nous laisser nous
perdre. Et pour une brève confession, pour un aveu de ce qu’il sait déjà, il
nous accorde tous les bienfaits de sa bonté, nous faisant rois, car lui-même
est Roi ; il nous introduit dans sa propre joie, il nous donne part à sa
propre autorité. C’est là que le mystère est le plus étonnant : par la
grâce du Christ, nous ne sommes pas simplement invités à une belle fête du
repentir ; nous est confié en même temps une royauté, c’est-à-dire un
pouvoir spirituel. C’est à des pécheurs justifiés que s’adressent ces paroles
de saint Paul : « L’homme spirituel juge de tout, et n’est lui-même
jugé par personne » (1Co 2, 15) ; ou encore :
« ignorez-vous que les saints jugeront le monde ? » (1Co 6,
2).
Ces paroles sont
étonnantes et le mystère de l’Eglise prend alors une dimension nouvelle. Si
être pardonné veut dire : recevoir
l’autorité royale du jugement, quelle responsabilité est donc confiée aux
juges que nous sommes ? On comprend alors que le seul jugement que nous
puissions prononcer en justice est celui-ci : « de même que j’ai été
pardonné par le Christ, que j’ai crucifié, de même je ne puis que pardonner à ceux qui m’ont fait moins de mal que je
n’en ai fait au Christ ». Contre qui, en effet, le larron pouvait-il
exercer sa rancune après avoir été ‘‘béatifié’’ par Jésus ? Avant d’être
pardonné par Jésus, il pouvait en vouloir à ses bourreaux, mais il n’avait pas
le pouvoir de les juger ; en lui pardonnant sa faute, Jésus le fait entrer
dans son paradis, l’associe à sa royauté, lui donne donc ce pouvoir de juger
que détiennent les saints. Est-ce que ce larron pardonné peut maintenant
exercer son ressentiment ? Sa rancune ne devient-elle pas purement sans
objet ? De même, si, en me pardonnant, Jésus me confie le pouvoir
judiciaire qu’il accorde aux saints, que puis-je faire d’autre que de pardonner
à mon tour ?
L’enseignement moral de cette fête de la royauté du
Christ peut donc se résumer ainsi : « pardonnez-vous mutuellement, si
l’un a contre l’autre quelque sujet de plainte ; le Seigneur vous a
pardonnés, faites de même » (Col 3, 13). Ou bien, pour dire la même
chose avec des mots plus familiers et plus exigeants : « que ton
règne vienne… pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous
ont offensés ».
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