Dans l’évangile que nous venons d’entendre (Mt
24, 37-44), Jésus évoque un problème un peu curieux lorsqu’il se demande ce
qui s’est passé juste avant le déluge. A vue humaine, la réponse à cette
question est assez déroutante : à la veille du déluge, il ne se passait
rien d’inhabituel. « On mangeait, on
buvait, on se mariait » (Mt 24, 38) dit Jésus : rien à signaler.
Quoique le point de vue soit légèrement différent, le Seigneur non plus n’a
rien remarqué d’extraordinaire : « Le Seigneur vit que la méchanceté de l’homme était grande sur la terre et
que son cœur ne formait que de mauvais desseins à longueur de journée »
(Gn 6, 5). Là non plus, donc, rien d’étonnant ; comme
d’habitude : « Des cieux, le Seigneur se penche vers les fils d’Adam,
pour voir s’il en est un de sensé, un qui cherche Dieu. Tous ils sont dévoyés,
tous ensemble pervertis » (Ps 14, 2-3 ; 53, 3-4 ; cf. Rm 3, 10-18). C’est la
chronique de nos petites mesquineries quotidiennes. Pourtant, ce moment
parfaitement banal, cet état de l’humanité égal à n’importe quel autre moment,
possède une valeur particulière parce qu’il se situe à la veille d’une
catastrophe qui, dans le souvenir de l’humanité, passe pour avoir été d’une
ampleur universelle. Qu’a donc été ce déluge ? On peine à le dire, mais on
comprend que ce fut un cataclysme suffisamment important pour que, aujourd’hui,
plusieurs milliers d’années après l’événement, alors même qu’on ne sait plus très
bien ce que c’est, on en parle encore.
Mais ce
n’est donc pas tant du déluge lui-même que Jésus veut nous entretenir, mais du
jour d’avant. Cette curieuse méthode de la part de Jésus nous invite, je crois,
à considérer un autre aspect du problème. En refusant de parler du déluge
lui-même, pour s’attacher à l’ordinaire qui l’a précédé, Jésus nous invite à nous
poser également cette question : « que s’est-il passé après le
déluge ? ». Après un instant de réflexion, on se rend compte qu’on peut
reprendre exactement ce qu’on a dit pour décrire ce qui était avant le
déluge : « on mangeait, on buvait, on se mariait » et « la
méchanceté de l’homme est grande sur la terre ». Entre l’avant, d’une
médiocrité consternante et d’une immoralité pitoyable, et l’après, d’une
immoralité consternante et d’une médiocrité pitoyable, il n’y a aucune
différence. Ne s’est-il donc rien passé ? Mais si pourtant, entre les deux
il y a eu la plus grande catastrophe de toute l’histoire humaine.
Sans
remonter au déluge, chacun a connu dans sa propre vie des catastrophes majeures
qui ont marqué leur mémoire de manière indélébile. Que faisait-on avant
l’assassinat de Kennedy ? Que faisait-on après ? Que faisait-on le 10
septembre 2001 ? Et le 12 septembre ? Il y a là des événements
imprévus, soudains, et d’ampleur mondiale, qui ont eu un retentissement dans la
vie de tout homme. Mais que faisait-on avant le cataclysme : « on
mangeait, on buvait, on se mariait » et « la méchanceté de l’homme
était grande sur la terre » – que faisait-on après : « on
mangeait, on buvait, on se mariait » et « la méchanceté de l’homme
était grande sur la terre ». C’est comme si ces événements majeurs
n’avaient eu aucune influence sur le cours de l’histoire. L’humanité reste
identique avant et après. Aucune conversion, aucun changement, aucune
évolution. On aurait aimé que ces événements forts, marquants, remuent un peu
les consciences, qu’on s’examine un instant sur la vie sans but, sur la vie
terre-à-terre qu’on mène : à quoi cela sert-il de vivre, sans savoir
pourquoi, si un tel malheur peut survenir à l’improviste ? Voilà une
question qu’il aurait été utile de se poser. S’il ne sort rien de bon du cataclysme, si le
« comme d’habitude » d’après est exactement le même que le
« comme d’habitude » d’avant, cela montre que l’homme est incapable
de se remettre en question. Et si demain un autre événement imprévu et énorme
se produisait, nous resterions, sans doute, tous immobiles.
Mais
nous n’avons parlé que de catastrophes. Ce n’est peut-être pas cela que Jésus
veut dire. Il veut surtout parler de la plus belle chose qui soit advenue dans
l’humanité : sa propre venue dans le monde et l’annonce de l’évangile.
Reprenons donc notre question inéluctable. Que se passait-il avant la venue du
Christ : « on mangeait, on buvait, on se mariait » et « la
méchanceté de l’homme était grande sur la terre » ; que se passe-t-il
la venue du Christ : « on mange, on boit, on se marie » et
« la méchanceté de l’homme est grande sur la terre ». Mais le Christ
n’est-il donc pas venu ? L’évangile n’a-t-il pas été annoncé ? Le
monde entier n’a-t-il pas eu accès à la foi chrétienne ? Oui bien sûr. Et
qu’est-ce que cela a modifié dans le monde ? pas grand-chose. Et qu’est-ce
que cela a changé dans nos vies ? Depuis deux-mille ans, l’évangile est
annoncé : l’humanité est-elle devenue chrétienne ? Loin s’en faut.
Depuis mon baptême, je vis dans la grâce : est-ce que j’accomplis les
exigences de sainteté de ma foi chrétienne ? Voilà les questions que Jésus
pose à chacun d’entre nous. Chacun peut répondre, dans le secret de sa
conscience. Mais il y a là, peut-être, l’occasion d’une relecture patiente et
lucide de sa propre vie. Il serait bien de faire cet effort sur soi-même pour
se préparer enfin à accueillir le Seigneur.
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