Revenons sur la première lecture et, plus
précisément, sur ce petit poème étrange qui nous décrit un monde merveilleux où
les bêtes sauvages et l’homme vivent en paix (Is 11, 6-9). Si on prend ce
passage au sérieux, on ne peut manquer d’être mis en difficulté : car en
effet, il n’y a que dans les films d’animation pour enfants, que l’on rencontre
une telle harmonie naturelle : c’est Le
livre de la jungle de Walt Disney (1967). Si la venue du Messie devait
avoir un tel effet, il faudrait alors conclure, en regardant le monde réel, que
le Messie n’est pas venu, et donc que Jésus n’est pas l’envoyé de Dieu. L’objection
est sérieuse, que peut nous adresser tout lecteur de la Bible : vous, les
chrétiens, vous dites que Jésus est venu accomplir les prophètes, mais pourtant
nous ne voyons pas que cette prophétie d’Isaïe ait été accomplie. Il y a là une
question redoutable à laquelle il n’est pas tellement aisé de répondre. Nous
allons tout de même essayer.
Il nous faut apprendre à discerner, parmi les
prophéties, ce qui relève de l’événement historique et ce qui relève de
l’enseignement spirituel. Lorsque Jérémie prophétisait l’exil à Babylone, il décrivait
à l’avance un événement, qui s’est produit ; lorsqu’Isaïe décrit un jardin
extraordinaire, son discours est d’un autre ordre et ne vise peut-être pas une
œuvre d’horticulture. De quoi parle-t-il alors ? Relevons deux expressions
prophétiques qui peuvent éclairer notre texte. Jérémie dit, en parlant des
justes : « ils auront l’âme comme un jardin irrigué » (31,
12) ; et Isaïe dit pareillement, ailleurs : « Le Seigneur te
conduira… tu seras comme un jardin irrigué » (58, 11). Voilà la clef de lecture
qu’il nous faut : le prophète ne décrit pas un zoo où les animaux sont en
liberté au milieu des enfants ; mais, selon une image biblique bien
attestée, il nous parle de l’âme d’un juste, de l’esprit d’un saint. Essayons
maintenant de relire notre texte.
Que sont ces bêtes féroces ? ce sont les
passions obscures et sauvages de l’âme humaine. Un homme antique ne craignait
rien tant que la violence latente, les colères secrètes qui se cachent au fond
de chacun de nous et qui risquent, si elles s’extériorisent, de nous submerger
dans un déchaînement de brutalité inhumaine. Que représentent les bêtes
domestiques ? ce sont les inclinations bonnes et bien ordonnées de l’âme
humaine. Qui est ce nourrisson qui s’amuse au milieu de tous ces animaux ?
la réponse est double : c’est tout d’abord Adam, que la tradition juive
représente comme un petit enfant plutôt que comme un adulte ; c’est
ensuite le Messie attendu, le second Adam, l’Homme nouveau, qu’Isaïe, avec
audace, s’imagine comme un petit être fragile plutôt que comme un guerrier
vaillant. La signification de ce poème serait donc, à peu près : le Messie sera un homme doux, pacifique, qui
ne viendra pas détruire la violence par la violence, mais qui va pacifier le
cœur des fidèles. De même que les bêtes féroces ne sont pas tuées dans le
jardin, mais sont calmes, dociles, sous la conduite du petit garçon, de même les
passions violentes de l’âme sont apaisées par la venue du Messie. Et notre âme
devient alors comme un nouveau Paradis, un jardin où tout vit dans une belle
harmonie. Le Messie se promène dans notre âme pour y calmer nos passions, nos
rancunes, nos haines. Et c’est ainsi la présence du Messie qui cause, dans
notre cœur, cet état de sérénité spirituelle, cette paix intérieure qui dépasse
tout ce que les efforts moraux ou les techniques de relaxation peuvent
accomplir.
Le principal enseignement de ce texte serait
peut-être qu’il ne faut pas chercher le paradis en dehors de nous-mêmes : le vrai Paradis – c’est-à-dire : le
lieu de la présence du Christ en même temps que le lieu de la joie profonde – c’est
notre cœur. Il ne s’agit pas de construire un paradis terrestre qui nous
serait extérieur, où nous trouverions des plaisirs délicieux ; il s’agit d’intérioriser
l’évangile et d’y trouver la joie. Et comment intérioriser l’évangile ? il
ne s’agit pas de détruire nos mauvais penchants, nos violences – on se
détruirait soi-même ! mais il faut les convertir, les domestiquer, les apaiser,
afin que les énergies que nous mettons dans nos haines, nous les reprenions
pour les orienter au service du prochain. Il nous faut accueillir le Messie au
plus intime de nous-mêmes et faire du Christ, vivant en nous, celui qui est la
source de la paix véritable et du vrai bonheur. La grâce de Noël ne consiste
pas seulement à se souvenir de Jésus ni même à accueillir Jésus de façon
extérieure. La grâce de Noël consiste à le recevoir dans notre âme, dans notre
cœur, dans notre esprit, afin que sa présence en nous vienne ordonner ce qui
est dispersé, apaiser ce qui est troublé, domestiquer ce qui est sauvage,
conduire ce qui est désorienté. Et alors, dans notre cœur totalement purifié,
incapable de concevoir une mauvaise action ou une parole méchante, dans notre
cœur qui sera devenu le vrai Paradis, « il ne se fera plus rien de mauvais
ni de corrompu » (Is 11, 9).
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