Une fois de plus, nous
voyons dans l’évangile d’aujourd’hui (Lc 18, 9-14) une pointe d’humour de
la part de Jésus. On pense trop souvent que la vie chrétienne est triste, parce
qu’on lit l’évangile tristement, on ne sait pas voir les petits traits de
drôlerie de Jésus et des évangélistes. Il n’y a là rien d’irrévérencieux, et
cela donne sans doute un aspect plus attrayant aux récits bibliques.
Jésus raconte donc une
sorte de plaisanterie. Deux hommes montent au Temple et se mettent à prier.
Jésus prend un doux plaisir à imaginer une prière de pharisien parfaitement
ridicule, mais non pas invraisemblable. Les pharisiens, à l’époque de Jésus,
c’étaient les “gens bien”, la bonne société, les hommes qui avaient encore
assez d’illusions sur eux-mêmes pour se trouver présentables. Ce qui est
parfaitement pitoyable, c’est que tout ce que dit le pharisien est sans doute
juste : il n’a jamais volé, ni trompé sa femme ; il jeûne pendant le
carême et paye régulièrement son denier du culte. Apparemment tout va bien pour
lui. Comme dis le Psaume : « De son vivant il s’est béni
lui-même ; on t’applaudit car tout va bien pour toi » (Ps 49,
19). Où se trouve la faille ? La grande erreur spirituelle de ce pauvre
pharisien est qu’il croit pouvoir s’appuyer sur ce qu’il a fait pour se présenter
devant Dieu et se tenir fièrement devant lui. En réalité, ce n’est pas ce que
nous pensons de nous-mêmes qui compte devant Dieu, mais bien ce que nous sommes
– et que nous ignorons la plupart du temps. La
plus grande folie serait de croire que Dieu nous aime parce que nous sommes des
gens bien, alors que la Bible ne cesse de proclamer que ce sont précisément des
pécheurs que Dieu veut sauver. Déjà cette tentation était présente en
Israël : « Pourquoi Dieu a-t-il choisi Israël de préférence aux
autres ? » se demandaient les scribes ; et ils répondaient
volontiers que c’était sans doute parce qu’ils étaient un peuple nombreux et
puissant, composé de gens pieux et raisonnables. Mais ce n’est pas du tout cela,
c’est par amour seulement (Dt 7, 6-8) ; Dieu nous aime gratuitement,
non en considérant nos bonnes œuvres humaines ou nos mérites – si par hasard
nous en avions – mais en se fondant sur sa seule fidélité et sa seule bonté.
Sainte Thérèse de
Lisieux, qui était une vraie sainte – pas comme notre pharisien de pacotille –
exprime cela très justement : « Au soir de cette vie, je paraîtrai
devant vous les mains vides, car je ne vous demande pas, Seigneur, de compter
mes œuvres. Toutes nos justices ont des taches à vos yeux »[1].
Et quelques temps avant de mourir elle faisait ainsi le bilan de toute sa vie,
toute sa vie d’offrande et d’austérités, toute sa vie de prière et de
charité ; que retient-elle ? « Je suis très contente de m’en
aller bientôt au ciel, mais quand je pense à cette parole du bon Dieu :
“Je porte ma récompense avec moi pour rendre à chacun selon ses œuvres”, je me
dis que, pour moi, il sera bien embarrassé. Je n’ai pas d’œuvres ! [sic !] il ne pourra donc pas me
rendre “selon mes œuvres”… Eh bien ! il me rendra “selon ses œuvres à
Lui” »[2].
Ce serait trop mesquin de la part du Seigneur de nous récompenser pour ce que
nous faisons de bien par nous-mêmes. Si le Seigneur ne tenait compte que de ce
que nous lui avons donné, il ne pourrait pas du tout nous récompenser. Mais
Dieu fait tout le contraire, il nous
récompense pour ce que lui nous a donné – dans la mesure où nous avons
accueilli ses dons. Il nous récompense pour notre foi – mais c’est lui qui nous
a donné la foi – ; il nous récompense pour notre charité – mais c’est lui
seul qui est la source du véritable amour. Il nous récompense pour ce que nous
avons accompli avec sa grâce, et non pour ce que nous aurions pu faire par
nous-mêmes, tout seuls, sans lui, et que nous pourrions lui présenter comme des
bonnes actions ; ce que nous avons fait sans sa grâce ne vaut d’ailleurs
pas grand-chose. Ainsi, lorsque Dieu récompense un grand saint, c’est sa propre
œuvre qu’il reconnaît en lui. Comme le dit une préface du Missel : « quand tu couronnes nos mérites, tu couronnes
tes propres dons »[3].
Devant Dieu, nous ne pouvons nous glorifier de rien, sinon de sa grâce, de sa bonté et de la Croix de son Fils.
A côté de notre
pharisien de caricature, Jésus nous présente un publicain qui lui aussi est un
peu forcé. Les publicains, à l’époque de Jésus, sont des hommes qui ont bien
réussi d’un point de vue financier, en se mettant au service de l’occupant
romain. Ce sont en quelque sorte des nouveaux riches et des collaborateurs,
avec tout ce que cela comporte de méprisable aux yeux des gens bien. On
n’imagine pas qu’un tel homme soit très enclin à s’humilier de la manière que
décrit Jésus. Le Christ invente ici quelque-chose – sinon d’impossible – du
moins de fort improbable. Sans doute pour nous suggérer que rien n’est trop
difficile pour Dieu, et qu’il peut convertir même ces hommes tout pleins de leur
réussite économique ; il suffirait qu’ils acceptent au moins une fois de
se reconnaître pauvre, ne serait-ce que devant Dieu seul. La conversion de
Matthieu en sera une belle illustration.
La sincérité de ce
publicain d’invention coïncide justement avec sa lucidité. Cet homme n’est pas
un saint, il est même très loin de la sainteté – comme nous sommes nous-mêmes
très loin de la sainteté. La perfection morale est pour lui inaccessible, tant
il est empêtré dans des choix de vie qu’il lui est impossible de mettre rapidement
en accord avec la morale ordinaire et avec la volonté de Dieu. Et bien qu’il n’ait
rien fait qui puisse lui mériter une bienveillance de Dieu – ou peut-être :
parce qu’il n’a rien fait qui puisse lui mériter une grâce – il est justifié
gratuitement parce que sa transparence devant Dieu fait de lui un racheté.
Celui qui présente ses mérites ne peut être récompensé que sur la base de ses
mérites, et cela ne va pas très loin ; celui qui n’a aucun mérite à
présenter ne peut pas être récompensé sur la base de ce néant, mais Dieu (qui
nous a créés de rien) est capable de nous justifier ex nihilo pourvu que nous accueillions sa bonté avec une lucide humilité.
Laissons-nous donc déposséder de tout ce que nous croyons
avoir, de toutes nos petites grandeurs qui nous empêchent de nous livrer totalement
à la grâce de Dieu. Car il veut pour nous une gloire beaucoup plus belle et
sûre que celle qu’apporte la renommée humaine dans la société des bien-pensants.
Reconnaissons-nous un peu plus sincèrement pécheurs et acceptons d’être sauvés par Dieu. C’est là que se trouve le seul
bonheur capable de nous combler.
[1] Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Prière n° 6, « Offrande de
moi-même comme Victime d’Holocauste à l’Amour Miséricordieux du Bon Dieu » ;
in Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face, Œuvres complètes (Textes et Dernières Paroles), le Cerf – DDB,
Paris, 1992 ; p. 963.
[2] Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Deniers entretiens, Carnet jaune, 15 mai
[1897] ; ibid. ;
p. 997.
[3] Missel
Romain, Préface des saints.
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