Le récit de cette guérison (Lc 17, 11-19) est,
à première vue, assez simple : dix lépreux croisent Jésus ; ils sont
guéris. C’est là un miracle ordinaire de la vie du Christ, cela n’étonne plus
personne. C’est même un peu lassant d’entendre toujours ces récits de miracles.
En tant que vieux chrétiens nous sommes un peu blasés, et nous disons : « encore
un miracle ! Cette fois, il s’agissait de dix lépreux – tant mieux pour
eux ». Pourtant, rester à ce niveau du merveilleux nous fait passer à côté
de l’essentiel. Si on se laisse simplement intimider par la puissance de Jésus,
l’évangile devient une collection d’exploits auxquels on croit plus ou moins,
mais cela n’a aucune conséquence pour notre vie spirituelle. Or, si ces miracles sont racontés dans
l’évangile, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont eu lieu, c’est pour que
nous puissions en vivre nous aussi, deux mille ans après les faits.
Alors, au-delà de la simple guérison, relisons
le texte. Jésus dit aux lépreux d’aller se montrer aux prêtres. C’était une
coutume qui venait de la Loi de Moïse. La lèpre, on le savait bien, était une
maladie grave et contagieuse. Aussi, lorsque quelqu’un avait une maladie de
peau, il devait se faire examiner par un prêtre. Le prêtre n’était pas capable
de le guérir – on ne savait pas soigner la lèpre ; le prêtre devait porter
un diagnostic : s’agit-il de la lèpre ou bien est-ce une maladie
bénigne ? Et s’il s’agissait de la lèpre, évidemment, il fallait mettre le
malade en quarantaine, l’exclure totalement, pour éviter la contagion.
En chemin, les dix
lépreux sont guéris. Neuf vont faire constater leur guérison aux prêtres, selon
la Loi de Moïse et selon le commandement de Jésus. Ils vont voir ces prêtres,
descendants d’Aaron qui ne savent pas guérir, mais qui, par leur sentence,
doivent les réintroduire dans la vie sociale.
Et puis, il y a ce Samaritain qui fait le
contraire, qui retourne voir Jésus. Voilà qui est une attitude curieuse, du
moins un comportement atypique, différent, décalé. Qu’est-ce qui a bien pu
pousser cet homme à renoncer apparemment à obéir à Jésus ? Voilà l’enjeu
de cet évangile. Bien plus que la guérison miraculeuse, c’est cela qu’il est
important de comprendre. Qu’est-ce que cet homme guéri a bien voulu faire en
retournant ainsi voir Jésus ? La réponse est bouleversante de simplicité :
ce Samaritain connaissait les prêtres de Moïse, ces hommes qui ne savent pas
guérir mais dont le sacerdoce est assez puissant pour exclure un malade ou pour
ramener un homme sain. Mais ce Samaritain a compris, en un instant, dans un
éclair de génie, que ce sacerdoce qui ne sait pas guérir est maintenant aboli.
Ce Samaritain revient vers Jésus pour témoigner qu’il reconnaît en Jésus le
prêtre véritable, non pas comme les prêtres de Moïse qui ne savent que
constater la souffrance. Jésus est prêtre (d’une manière qui est, certes,
encore difficile à préciser), et son sacerdoce est capable de guérir les
malades, de réconforter les humiliés, de soulager ceux qui souffrent. Le
Samaritain ne se préoccupe pas d’aller voir les anciens prêtres
incapables ; il sait, il veut, il doit, aller reconnaître ce sacerdoce
nouveau, ce sacerdoce qui ira encore bien plus loin qu’une guérison. Jésus est
le prêtre qui peut dire : « ta foi t’a sauvé ».
Dans ce récit, saint Luc nous montre ainsi quel
est le sacerdoce nouveau inauguré par le Christ. Cette question était délicate
pour les premiers chrétiens. Pour un homme de l’Antiquité, un prêtre, c’est un
homme qui peut célébrer une immolation religieuse – et Jésus n’a jamais fait
cela. Et pourtant, il faut le dire, d’une manière différente mais réelle, d’une
manière bien plus authentique que les ‘‘sacrificateurs’’, Jésus est prêtre. C’est
ce que dit, implicitement mais clairement, saint Luc dans cet évangile. L’auteur
de l’épître aux Hébreux développe la
même idée, lorsqu’il explique que les prêtres de l’ancien sacerdoce « sont absolument incapables d’enlever les péchés »
(He 10, 11) ; en revanche, dit-il, Jésus est le « grand prêtre
miséricordieux et fidèle » (2, 17), celui dont le sacerdoce agit avec
puissance et bonté, avec force et compassion, pour sauver véritablement les
hommes de toutes leurs misères.
Dès
lors, aujourd’hui, tel est bien le ministère des prêtres de l’Eglise. Les
prêtres d’aujourd’hui ne sont pas liés à Moïse ni au Temple de Jérusalem ;
les prêtres d’aujourd’hui n’ont plus pour mission de chasser les lépreux et
d’accueillir les hommes guéris. Les prêtres d’aujourd’hui sont des prêtres de
Jésus Christ, et, comme Jésus Christ, ils ont donc la mission et le pouvoir de dire
à un croyant : « ta foi t’a sauvé ». On ne le sait plus trop,
malheureusement, parce qu’on ne voit plus dans le prêtre l’homme de la
miséricorde. On voit le gestionnaire d’une paroisse, on voit un homme pressé,
et on craint d’exposer ses péchés, ses douleurs, ses faiblesses au prêtre comme
s’il s’agissaient de maladies honteuses. A l’époque de Jésus la lèpre était
honteuse, terrible, atroce. Et c’est par leur audace que ces lépreux ont été
guéris, et c’est par sa foi que ce Samaritain a été sauvé par surabondance. Je
vous ai dit que les miracles ne nous intéressent pas pour être des récits
merveilleux ; ils nous intéressent dans la mesure où nous pouvons les
vivre aujourd’hui. Ce miracle de la guérison, en effet, chacun peut le vivre
lorsqu’il va consulter un prêtre. Dans le secret d’un entretien spirituel, dans
l’attention d’une écoute bienveillante, c’est bien le sacerdoce du Christ qui
est à l’œuvre aujourd’hui pour accomplir un acte de salut.
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