samedi 5 octobre 2013

27ème dimanche - année C

La première lecture (Ha 1, 2-3 ; 2, 2-4) n’est pas très réjouissante. On voit bien que c’est la catastrophe, la misère universelle et, au milieu de cet océan de désarroi, le prophète crie vers Dieu – et Dieu se tait, Dieu n’agit pas. Et puis enfin Dieu parle, pour dire : « Mon juste par la foi vivra », c’est-à-dire, à peu près : « Crois seulement ». Si c’était pour dire cela, ce n’était vraiment pas la peine de parler. Car croire lorsque notre vie est en apesanteur, croire lorsque le monde, la morale, le bonheur sont en chute libre, croire alors qu’on a déjà trébuché vers l’abîme, cela paraît sans objet, pitoyable, dérisoire. Dans ces moments-là, le silence de Dieu est une vraie douleur ; mais on peut aussi se demander si cette parole qui se résume à une invitation à croire n’est pas plus scandaleuse encore. Les événements me disent que tout est perdu ; l’absence de Dieu m’est insupportable ; cette seule parole – « crois » – ne peut guère me réconforter. Elle n’est qu’un paradoxe de plus et, dans le pillage et la violence, est-ce une énigme qui va me sauver ?  
Pourtant, une fois que nous avons crié avec le prophète contre le silence de Dieu et son exigence d’une foi qui se passe de signe, il nous faut un peu réfléchir. Qu’est-ce que la foi ? D’après le prophète – « mon juste par la foi vivra » – on peut définir la foi : ce qui donne la vie à un homme juste ; ou bien : ce qui donne la justice à un homme vivant. Pour la foi, seul importe d’être juste et d’être vivant – et cela peut s’entendre aussi bien de manière matérielle que spirituelle. En revanche, il n’appartient pas à la foi que Dieu soit sensible, qu’il parle ou qu’il agisse. Non, de cela il n’est pas question. Il s’agit bien, pourtant, pour le croyant, d’accomplir la parole de Dieu, certes. Mais le croyant est celui qui sait écouter un Dieu qui se tait. Il s’agit bien, pour le croyant, de discerner l’existence de Dieu. Mais le croyant sait reconnaître l’existence d’un Dieu absent. Il serait naïf de dire que la foi relèverait de l’évidence ; il serait puéril de vouloir guetter des preuves. Ce ne serait pas respecter la discrétion de Dieu qui a voulu se cacher précisément pour que notre foi soit libre et vigilante.
Le penseur français Blaise Pascal a beaucoup réfléchi sur ces questions et il a pris au sérieux le mot du prophète Isaïe sur le Dieu caché (Is 45, 15) : « toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché n’est pas véritable ; et toute religion qui n’en rend pas raison n’est pas instruisante. La nôtre fait tout cela »[1]. La force du catholicisme tient à ceci : nous ne disons pas que Dieu est visible, ou sensible, ou accessible. Nous affirmons au contraire qu’il est caché, discret, secret, silencieux, voilé. Cela fut même l’un des derniers messages de Jésus disant à l’instant de mourir : « pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Ps 22, 2 ; Mt 27, 46). Jésus lui-même a fait l’expérience du silence de Dieu devant le mal qui le touchait, lui, Jésus, le Fils bien aimé. Et Jésus a posé tout haut cette question que tout le monde se posait tout bas dès qu’un malheur survient : mais pourquoi Dieu reste-t-il aussi lointain, au lieu de nous libérer de nos épreuves ? Jésus a donc connu cela, et il ne s’est pas révolté, parce qu’il avait compris pourquoi Dieu se tait : en effet, celui qui vient régler tous les problèmes, qui a réponse à tout, qui soulage toutes les souffrances, celui-là n’est pas Dieu – c’est un dictateur, un illusionniste ou un charlatan.
Dieu ne règle pas tous les problèmes ; il ne nous dicte pas toutes les solutions. Dieu nous donne la force de porter les épreuves, et c’est très différent ; cette attitude seule respecte notre dignité, car elle nous permet d’être libres quoi qu’il nous arrive. Dieu ne répond pas à toutes les questions, mais il soutient notre foi devant la tentation du doute ; son silence, pour douloureux qu’il soit, n’est pourtant pas une petite aide qui nous introduit dans une confiance indéfectible. Dieu ne soulage pas toutes les souffrances, mais il donne à la souffrance des hommes une valeur nouvelle dans le mystère de la Croix et de la Résurrection ; alors que la douleur semble humainement dépourvue de sens, le mutisme de Dieu nous permet d’unir nos angoisses à celles du Crucifié. Le silence de Dieu au Calvaire est un fait qui reste mystérieux, indéchiffrable ; et pourtant dans ce fait, compris dans la foi, se trouve une force insoupçonnée, bien plus grande que si un coup de gloire divine avait permis à Jésus d’échapper au supplice. Désormais, le mal absolu, le pillage et la violence d’Habacuc, les blasphèmes, les injustices, tout ce que l’homme peut inventer comme cruautés devient le lieu d’une solidarité divine. Saint Augustin disait : « L’absence du Seigneur n’est pas une absence. Crois, et il est avec toi celui que tu ne vois pas »[2]. La foi est ce lieu, austère, qui nous permet de trouver au cœur même de la douleur et du silence le lien d’une communion.




[1] Blaise Pascal, Pensées, n° 598 [55]. Sur ce thème, on peut consulter la belle page du site de D. Descotes et G. Proust.
[2] « Absentia Domini, non est absentia : habeto fidem, et tecum est quem non vides » (saint Augustin, Sermon 235, sur les Disciples d’Emmaüs, 3). 

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