La première lecture (Ha
1, 2-3 ; 2, 2-4) n’est pas très réjouissante. On voit bien que c’est la
catastrophe, la misère universelle et, au milieu de cet océan de désarroi, le
prophète crie vers Dieu – et Dieu se tait, Dieu n’agit pas. Et puis enfin Dieu
parle, pour dire : « Mon juste par la foi vivra », c’est-à-dire,
à peu près : « Crois seulement ». Si c’était pour dire cela, ce
n’était vraiment pas la peine de parler. Car croire lorsque notre vie est en
apesanteur, croire lorsque le monde, la morale, le bonheur sont en chute libre,
croire alors qu’on a déjà trébuché vers l’abîme, cela paraît sans objet,
pitoyable, dérisoire. Dans ces moments-là, le silence de Dieu est une vraie
douleur ; mais on peut aussi se demander si cette parole qui se résume à
une invitation à croire n’est pas plus scandaleuse encore. Les événements me
disent que tout est perdu ; l’absence de Dieu m’est insupportable ;
cette seule parole – « crois » – ne peut guère me réconforter. Elle n’est
qu’un paradoxe de plus et, dans le pillage et la violence, est-ce une énigme
qui va me sauver ?
Pourtant, une fois que
nous avons crié avec le prophète contre le silence de Dieu et son exigence
d’une foi qui se passe de signe, il nous faut un peu réfléchir. Qu’est-ce que
la foi ? D’après le prophète – « mon juste par la foi vivra » –
on peut définir la foi : ce qui donne la vie à un homme juste ; ou
bien : ce qui donne la justice à un homme vivant. Pour la foi, seul
importe d’être juste et d’être vivant – et cela peut s’entendre aussi bien de
manière matérielle que spirituelle. En revanche, il n’appartient pas à la foi
que Dieu soit sensible, qu’il parle ou qu’il agisse. Non, de cela il n’est pas
question. Il s’agit bien, pourtant, pour le croyant, d’accomplir la parole de
Dieu, certes. Mais le croyant est celui qui sait écouter un Dieu qui se tait.
Il s’agit bien, pour le croyant, de discerner l’existence de Dieu. Mais le croyant
sait reconnaître l’existence d’un Dieu absent. Il serait naïf de dire que la
foi relèverait de l’évidence ; il serait puéril de vouloir guetter des
preuves. Ce ne serait pas respecter la discrétion de Dieu qui a voulu se cacher
précisément pour que notre foi soit libre et vigilante.
Le penseur français Blaise
Pascal a beaucoup réfléchi sur ces questions et il a pris au sérieux le mot du
prophète Isaïe sur le Dieu caché (Is 45, 15) : « toute religion qui ne dit pas que Dieu est
caché n’est pas véritable ; et toute religion qui n’en rend pas raison
n’est pas instruisante. La nôtre fait tout cela »[1].
La force du catholicisme tient à ceci : nous ne disons pas que Dieu est
visible, ou sensible, ou accessible. Nous affirmons au contraire qu’il est
caché, discret, secret, silencieux, voilé. Cela fut même l’un des derniers
messages de Jésus disant à l’instant de mourir : « pourquoi m’as-tu
abandonné ? » (Ps 22, 2 ; Mt 27, 46). Jésus lui-même a
fait l’expérience du silence de Dieu devant le mal qui le touchait, lui, Jésus,
le Fils bien aimé. Et Jésus a posé tout haut cette question que tout le monde
se posait tout bas dès qu’un malheur survient : mais pourquoi Dieu
reste-t-il aussi lointain, au lieu de nous libérer de nos épreuves ? Jésus
a donc connu cela, et il ne s’est pas révolté, parce qu’il avait compris
pourquoi Dieu se tait : en effet, celui qui vient régler tous les
problèmes, qui a réponse à tout, qui soulage toutes les souffrances, celui-là
n’est pas Dieu – c’est un dictateur, un illusionniste ou un charlatan.
Dieu ne règle pas tous
les problèmes ; il ne nous dicte pas toutes les solutions. Dieu nous donne
la force de porter les épreuves, et c’est très différent ; cette attitude
seule respecte notre dignité, car elle nous permet d’être libres quoi qu’il
nous arrive. Dieu ne répond pas à toutes les questions, mais il soutient notre
foi devant la tentation du doute ; son silence, pour douloureux qu’il
soit, n’est pourtant pas une petite aide qui nous introduit dans une confiance
indéfectible. Dieu ne soulage pas toutes les souffrances, mais il donne à la
souffrance des hommes une valeur nouvelle dans le mystère de la Croix et de la
Résurrection ; alors que la douleur semble humainement dépourvue de sens,
le mutisme de Dieu nous permet d’unir nos angoisses à celles du Crucifié. Le
silence de Dieu au Calvaire est un fait qui reste mystérieux, indéchiffrable ;
et pourtant dans ce fait, compris dans la foi, se trouve une force
insoupçonnée, bien plus grande que si un coup de gloire divine avait permis à
Jésus d’échapper au supplice. Désormais, le mal absolu, le pillage et la
violence d’Habacuc, les blasphèmes, les injustices, tout ce que l’homme peut
inventer comme cruautés devient le lieu d’une solidarité divine. Saint Augustin
disait : « L’absence du Seigneur n’est pas une absence. Crois, et il est
avec toi celui que tu ne vois pas »[2].
La foi est ce lieu, austère, qui nous permet de trouver au cœur même de la
douleur et du silence le lien d’une communion.
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