jeudi 28 juillet 2016

18e dimanche du temps ordinaire - année C


Colosses est une ville de Phrygie (1), sur le territoire de l’actuelle Turquie; fondée vers le IVe s. av. J.C., elle est d’abord florissante dans le commerce de la laine teintée, avant de décliner, souffrant de la concurrence de villes voisines. Au début de l’ère chrétienne, Colosses n’est plus qu’une bourgade en crise. Si la lettre de Paul date du début des années 60, elle ne précède que de quelques années la ruine définitive de la ville, anéantie par un séisme avant la fin du règne de Néron (qui meurt en 68 ap. J.C.) 

Pour entrer dans une certaine compréhension de ce texte de saint Paul, je vous propose de commencer par la question de la gloire. Paul dit aux chrétiens de la ville de Colosses: «Quand paraîtra le Christ, votre vie, alors vous aussi, vous paraîtrez avec lui dans la gloire» (Col 3, 4). Ce mot de «gloire» est étrange et piégé; l’usage qu’en faisaient les premiers chrétiens n’est pas simple. Il serait naïf de penser que cette gloire corresponde à ce qu’on appelle dans le monde le prestige, le succès ou le triomphe. Dans une bourgade en pleine décrépitude, ce genre de réussite est de l’ordre du rêve – et on ne peut croire que Paul propose du rêve. En outre, sous le règne de Néron, on sait que la situation des chrétiens n’était pas favorable; quand on est persécuté, la victoire appartient au domaine du mirage – et on ne peut croire que Paul soit un vendeur de mirage. Si Paul s’était avisé de faire de telles promesses vides, que penser alors de l’effondrement complet et imprévisible de la bourgade qui s’étiolait doucement, ravagée par le séisme? Un tel événement serait venu réfuter définitivement les propos de Paul qu’on devrait dès lors compter parmi les faux prophètes. Si la gloire dont il parlait était de l’ordre du succès, le démenti de l’histoire l’aurait fait tomber justement dans l’oubli. Il doit s’agir donc d’autre chose. 

Dans la Bible, la «gloire de Dieu» est bien connue. Dans l’ancien Testament, cette «gloire» désigne la présence de Dieu plutôt que sa force. Et, paradoxalement, cette gloire apparaît surtout quand Dieu est contesté, rejeté, blasphémé. Lorsque la ville de Jérusalem était assiégée par les troupes de Nabuchodonosor, moment d’angoisse extrême, la gloire de Dieu – nous dit Ezéchiel (10-11) – quitte le Temple où elle résidait, puis quitte la ville. Lorsque Dieu est combattu, sa gloire se manifeste: mais ce qu’on appelle «gloire», ce n’est rien qui ressemble à une victoire ou à une prouesse. Toute la ville sera déportée, et le sanctuaire sera détruit, profané par les armées de Babylone. Cette «gloire du Seigneur» qui se manifeste dans des moments si durs, c’est la présence vulnérable d’un Dieu blessé. 

Si telle est la «gloire de Dieu», quelle est alors la gloire du chrétien que Paul promet aux fidèles de Colosses? Les chrétiens de Colosses vivent dans la crise économique et dans le danger de la persécution, nous l’avons dit. Cette peur de vivre constituait l’horizon de l’existence de beaucoup d’hommes dans l’Antiquité, et cette peur était marquée par un certain fatalisme, une résignation. Ces hommes avaient conscience que la vie était fragile. Pour eux, la maladie, la guerre, la famine étaient plus que des risques; et, pour ce qui concerne les circonstances extérieures, les croyants étaient au même niveau que les autres. Pour citer le cardinal Vingt-Trois parlant après la réunion des responsables religieux: «Il n’y a pas de terreur particulière pour les catholiques» (2). Non, les chrétiens de Colosses avaient peur comme les non-chrétiens de Colosses. Avec bon sens, les chrétiens comme les non-chrétiens savaient que tout est risqué, aléatoire, et personne, à moins d’être insensé, n’était certain d’être en vie le lendemain: «Tu es fou; cette nuit même on va te redemander ta vie!» (Lc 12, 20). Mais si la peur est la même, la manière de la vivre est différente. Et si Dieu ose exprimer sa vulnérabilité par cette «gloire» dont parle l’ancien Testament, les chrétiens aussi peuvent changer le risque en cette «gloire» que Paul évoque. Dans un contexte de détresse, la «gloire» est, dans le vocabulaire de Paul, la consécration de la détresse; dans un moment de peur, la «gloire» est l’offrande de la peur; dans un monde de souffrance et d’angoisse, la «gloire» est cette prière d’abandon et de louange qui rend toutes grâces à Dieu, quoi qu’il arrive. 

Mercredi soir, à Notre-Dame, le cardinal Vingt-Trois posait cette question lucide qui va au cœur du problème: «Est-ce parce que nous avons beaucoup à perdre que nous avons tant de peurs?» (3) Mais relisons saint Paul: «vous êtes passés par la mort» (Col 3, 3). Qu’a-t-on à perdre quand on est passé par la mort? Et ce n’est pas tout: «vous êtes ressuscités avec le Christ» (Col 3, 1). Que pourrait-on nous enlever si nous sommes ressuscités? Mais de quelle vie s’agit-il? Quelle est cette vie de ressuscité que nous menons déjà? «Votre vie reste cachée avec le Christ en Dieu. Quand paraîtra le Christ, votre vie, alors vous aussi vous paraîtrez avec lui dans la gloire» (Col 3, 3-4). Vous comprenez maintenant ce qu’est cette gloire; c’est comme si Paul disait: «votre vie de ressuscités est une vie spirituelle, cachée en Dieu comme le Christ est en Dieu. Le Christ, lui qui affronté la peur de mourir, a consacré cette peur dans son sacrifice; il manifeste maintenant, dans vos cœurs, la force spirituelle de sa résurrection et alors vous aussi – promet Paul – il sera manifesté que vous avez consacré votre détresse». La gloire, c’est cela. 

Il n’est plus temps de se contenter de faux-fuyants: «Plus de mensonges entre vous» dit Paul (Col 3, 9). L’urgence de l’épreuve est là. Mais si, dans l’épreuve, vous vous montrez capables de consacrer votre détresse, alors, dit Paul, toutes les frontières seront abolies, toutes les haines tomberont: «Il n’est plus question de Grec ou de Juif… de Barbare, de Scythe, d’esclave, d’homme libre; il n’y a que le Christ, il est tout, et en tous» (Col 3, 11). Vous me direz que nous ne voyons pas encore que le Christ soit tout en tous. C’est vrai. Mais c’est là une mauvaise remarque. La bonne question, celle qui m’engage, est plutôt celle-ci: est-ce que le Christ est tout en moi? Paul disait: «pour moi, vivre, c’est le Christ» (Ph 1, 21). Est-ce que je peux, lucidement, sincèrement, dire la même chose? Le Christ était tout en Paul, et donc, pour Paul, le Christ était tout en tous. Si pour moi le Christ n’est pas encore tout en tous, c’est parce qu’il n’est pas tout en moi; l’obstacle est en moi – pas dans le Christ. Celui que Paul appelle «l’homme ancien» (Col 3, 9), cet homme archaïque, cet Adam qui a cédé à la tentation, cet homme d’avant mon baptême qui n’était pas capable de consacrer sa détresse, cet homme-là continue d’habiter en moi. Et je l’écoute, et je lui fais confiance, et je lui obéis. C’est pour cela que le Christ n’est pas encore tout en tous. Ce chemin de conversion que Paul indiquait aux catholiques de Colosses est aussi le chemin de ma conversion. Paul est optimiste quand il dit que nous sommes «débarrassés de l’homme ancien» (Col 3, 9). Il le dit par mode d’encouragement, comme une exhortation. Mais cela veut dire plutôt: «débarrassez-vous de l’homme ancien, et dépêchez-vous». Oui, il ne nous reste qu’à nous convertir. Mais il ne faut pas traîner; car qui sait combien de temps il nous reste? De fait, Colosses sera bientôt détruite.

(1) https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Épître_aux_Colossiens

(2) http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2016/07/27/97001-20160727FILWWW00100-les-fideles-ne-doivent-pas-se-laisser-entrainer-dans-le-jeu-de-l-ei-mgr-vingt-trois.php

(3) http://www.eglise.catholique.fr/actualites/424038-messe-pour-les-victimes-de-saint-etienne-du-rouvray/

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