«Vas-tu vraiment faire périr le juste avec le coupable?» (Gn18, 23) Une telle question résonne avec une intensité particulièrement douloureuse, avec une violence de scandale en ce temps où notre civilisation est la proie d’une folie de terreur. Qu’est-ce que “faire périr le juste avec le coupable”? Si l’on regarde les informations quotidiennes, cette expression décrit assez bien la logique de l’attentat suicide qui consiste, de la part des commanditaires masqués, lointains et insaisissables à envoyer un meurtrier, un “coupable”, se faire tuer au milieu d’innocents, de “justes” qu’il assassine. Et, dans une certaine conception de la religion, conception dévoyée et vraiment absurde, Dieu – nous dit-on – voudrait de telles actions. En réalité, tout homme de bon sens (quelle que soit, d'ailleurs, sa religion) rejetterait un tel argument et Abraham ne s’y trompe pas: une telle idée de Dieu serait simplement un blasphème: «Loin de toi de faire une chose pareille!» (Gn 18, 25).
Laissons de côté pour l’instant le curieux marchandage qui s’ensuit et essayons de comprendre ce que Dieu pourrait faire s’il n’a pas l’idée de faire périr le juste avec le coupable. Une fausse bonne idée serait que Dieu veuille faire périr le coupable pour sauver le juste. Après tout, ce ne serait que bon droit: le coupable mérite de mourir, le juste mérite de vivre; si pour sauver ce dernier il faut tuer le premier, Dieu pourrait s’y résoudre comme à un moindre mal. Mais Dieu ne raisonne pas ainsi. Le Seigneur ne peut se satisfaire d’une logique où il faudrait perdre un homme, même s’il s’agit d’un coupable. Le prophète Ezéchiel nous le dit d’une manière très forte, et dérangeante: «Prendrais-je donc plaisir à la mort du méchant – oracle du Seigneur – et non pas plutôt à le voir se convertir et vivre?» (Ez 18, 23; cf. 33, 11). C’est que la bonté du Seigneur n’est pas seulement pour les justes, mais aussi pour les coupables, «car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes» (Mt 5, 45), comme s’il n’y avait pas de différence. Dieu «veut que tous les hommes soient sauvés» (1Tm 2, 4) et il ne peut envisager un scenario qui sauve les uns au détriment des autres.
Quelle est alors l’idée de Dieu concernant la vie et la mort, les justes et les coupables? S’il est vrai que l’ancien Testament ne parle que de la Pâque de Jésus, il faut aller beaucoup plus loin que ce que nous avions envisagé pour le rejeter. Ce que le Seigneur projette en venant discuter avec Abraham, ce n’est pas de faire périr le coupable; ce n’est pas de faire périr le juste avec le coupable. Ce à quoi le Seigneur pense, c’est à offrir sa vie, la sienne, pour tous les hommes. Lui, le juste, le seul juste, est prêt à mourir en faveur des coupables que nous sommes. Comme le fait remarquer saint Paul: «A peine en effet voudrait-on mourir pour un homme juste; pour un homme de bien, oui, peut-être osera-t-on mourir; mais la preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous» (Rm 5, 7-8). Il y a là quelque chose de bouleversant et je veux croire qu’Abraham a compris cette intention du Seigneur. Si l’actualité nous fait lire instinctivement la mort du juste et du coupable dans le registre d’un châtiment que Dieu pourrait exercer contre les villes corrompues (idée absurde, on le voit), je crois qu’Abraham veut dire aussi autre chose. Notre lecture d’actualité est probablement déformée et ne respecte pas toute la profonde intelligence spirituelle et prophétique du texte. Je vous propose une autre clef de lecture, un autre regard, un peu inattendu et déroutant, mais, je crois, plus vrai.
Voici: Abraham sait que Sodome et Gomorrhe sont des lieux mal famés et dangereux. Il sait que le Seigneur est absolument pur, absolument bon, absolument saint. Abraham, qui n’est pas stupide, sait très bien que lorsqu’un homme juste vient dans un lieu mal famé, il est en danger, il court le risque de la moquerie, de la violence, de la malhonnêteté. Or Abraham constate que le Seigneur, le seul juste, veut aller dans les lieux de débauche «pour voir» (Gn 18, 21), afin, s’il était possible, d’innocenter les habitants de ce mal terrible dont on les accuse. Abraham, qui aime le Seigneur et qui ne veut pas le voir dans un tel péril, essaye de le détourner de cette expédition. Il lui dit qu’il y a bien quelques justes… mais le Seigneur veut y aller quand même. En réalité, il n’y avait dans la ville ni quarante, ni vingt, ni dix justes: quand le Seigneur y est entré, il n’y en avait qu’un seul, et c’était le Seigneur lui-même. La suite du texte (Gn 19) – que nous n’avons pas lue – donnera d'ailleurs raison à Abraham: le voyageur sera accueilli chez Lot mais sera également persécuté par les habitants de la ville qui voudront lui faire du mal.
De quoi est-il question dans tout cela: Jésus avait le projet de monter à Jérusalem; il savait quel risque il courait. Sa vie était en jeu. Il n’hésitait pas d’ailleurs à annoncer à ses disciples: «Voici que nous montons à Jérusalem et que s’accomplira tout ce qui a été écrit par les Prophètes pour le Fils de l’homme. Il sera en effet livré aux païens, bafoué, outragé, couvert de crachats; après l’avoir flagellé, ils le tueront» (Lc 18, 31-33). Et Simon Pierre, généreux comme Abraham, s’efforçait de rappeler le Seigneur à la prudence: voulait-il, lui, le seul juste, aller mourir avec les coupables? «Pierre, le tirant à part, se mit à le réprimander en disant: “Dieu t’en préserve, Seigneur! Non, cela ne t’arrivera point!”» (Mt 16, 22). Mais de même que, contrairement à l’avis d’Abraham, le Seigneur est entré dans les villes maudites, de même, contrairement au conseil de Simon Pierre, Jésus est entré dans Jérusalem, seul juste, afin d’y mourir pour les pécheurs.
L’enjeu n’est donc pas de se demander s’il est normal que des justes et des coupables meurent ensemble. Chrétiennement, il s’agit plutôt de reconnaître qu’il n’y a qu’un seul juste, le Christ, et de reconnaître qu’il est mort en notre faveur, pour nous qui sommes des coupables. Cette vérité ne doit pourtant pas nous écraser, comme si nous étions méprisables; au contraire, nous y prenons conscience que Dieu nous aime. Par la mort du seul Juste, Dieu nous prouve son amour; et c’est cela qui nous rend capables de le prier aujourd’hui et de lui adresser une action de grâce qui lui plaise.
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