jeudi 14 juillet 2016

16e dimanche du temps ordinaire - année C


Cet épisode de la vie d’Abraham entendu en première lecture (Gn 18, 1-10) nous est sans doute familier à travers une image, une icône qui fut peinte au XVe siècle par le moine russe Andrei Roublev: trois anges assis autour d’une table (1). Nous ne voyons pas Abraham ni Sara, on devine un arbre, le chêne de Mambré, derrière le personnage central et, dans le fond, quelques rochers et une maison dont le texte ne dit rien. Les trois anges tiennent des sceptres et sont assis sur des trônes; ce récit de l’ancien Testament a toujours été compris par les chrétiens comme une première révélation de la Trinité. 


Au-delà des libertés que le peintre a prises par rapport à la narration, au-delà du sens trinitaire qu’on a donné à cet épisode, je voudrais relever comment cette icône interprète le climat de joie festive que contient le texte de la Genèse. Dans le récit, il y a comme une précipitation, comme un climat d’urgence et d’exultation dans ce fait de l’hospitalité. On comprend bien cela: Abraham vit dans le désert, un lieu où les relations humaines sont rares, où l’amitié est resserrée à la dimension du petit clan. En outre, Abraham et Sara sont vieux et sans enfants. Tout cela indique une existence assez morne que vient rythmer le cycle des saisons avec une régularité monotone. Dans cet univers un peu triste, le passage d’une caravane ne peut pas ne pas être une occasion de très grandes réjouissances; c’est un événement. Comment Abraham va-t-il accueillir cette nouveauté? 

Les exigences de l’hospitalité étaient, dans l’Orient ancien, et particulièrement chez les nomades, d’une souveraine importance. Abraham ne s’y trompe pas: c’est une opportunité pour lui que de se trouver sur le passage de ces hommes. «Si j’ai pu trouver grâce à tes yeux, ne passe pas sans t’arrêter près de ton serviteur» (Gn 18, 3). Aujourd’hui, dans notre civilisation de l’égoïsme, on penserait plutôt que c’est une chance pour le voyageur de trouver un campement où il va pouvoir se ravitailler; mais la mentalité biblique raisonne à l’inverse: c’est une grâce pour Abraham d’accueillir des voyageurs, une grâce qui vaut la peine d’organiser un immense festin. Cela mérite qu’on tue «le veau gras» (Gn 18, 7), à l’improviste. La fête est d’autant plus magnifique qu’elle était imprévisible. Imaginez, si un voyageur inconnu, si un importun sonne à votre porte un soir à l’heure du dîner: allez-vous l’accueillir en ouvrant pour lui la bouteille de champagne et en préparant le foie gras que vous teniez prêts à cette éventualité? C’est pourtant, dans sa culture et dans le luxe de son époque, ce que fait Abraham qui sait que l’accueil est une bénédiction pour celui qui offre l’hospitalité, plus encore que pour celui qui la reçoit. 

La dimension que prend la fête est alors vraiment extraordinaire, excessive, surabondante. «Prends vite trois grandes mesures de fleur de farine – dit Abraham à Sara – pétris la pâte et fais des galettes» (Gn 18, 6). Pour autant qu’on puisse avoir une idée des unités, une mesure fait plus de dix litres; imaginez combien de personnes on peut nourrir avec un veau gras et des galettes préparées avec trente litres de farine! Ce n’est pas un petit rôti de veau servi avec sa tranche de pain pour trois personnes. C’est un immense festin pour les voyageurs, pour Abraham et pour tout son campement. Le vocabulaire de la hâte ajoute encore à cette description de l’exultation. 

Et pourtant, rien dans cette joie n’indique qu’elle ait été une excitation, rien de frénétique. Sur l’icône de Roublev, la sérénité des trois personnages est majestueuse. En relisant ce récit, en contemplant l’empressement de Sara pétrissant ses trente litres de farine, Jésus inventera cette parabole pleine d’une paisible spiritualité: «Le Royaume des cieux est semblable à du levain qu’une femme a pris et enfoui dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que le tout ait levé» (Mt 13, 33). Qu’est-ce donc que cette hâte de Sara? C’est une image du Royaume des cieux. L’hospitalité est une parabole de la présence de Dieu. Ou, pour reprendre le mot de l’évangile, l’hospitalité est «la meilleure part» (Lc 10, 42). Cette vérité n’était pas inconnue des premiers chrétiens: «N’oubliez pas l’hospitalité, car c’est grâce à elle que quelques-uns, à leur insu, reçurent chez eux des anges» (He 13, 2). Le Pape François ne manque pas une occasion de nous le rappeler: «Il est important de le savoir: dans les familles chrétiennes les plus simples, la sainte loi de l’hospitalité a toujours été en vigueur» (2). La vraie question est celle-ci: comment une famille saura-t-elle que Dieu est présent, si elle ne sait pas accueillir? C’est en pratiquant l’hospitalité qu’Abraham et Sara ont reçu la promesse (Rm 9, 9); c’est en pratiquant l’hospitalité que Marthe et Marie ont entendu la parole (Lc 10, 38-39). Comment rencontrera-t-il le Seigneur celui qui ne sait pas recevoir, qui ne sait pas donner, qui ne sait pas offrir une fête à l’inconnu de passage? Si cette femme qui fait des galettes est l’image du Royaume, si les trois visiteurs sont l’icône de la Trinité, si les disciples d’Emmaüs ont reconnu le Ressuscité alors qu’ils l’invitaient à dîner (Lc 24), il serait alors bien triste de se barricader dans son confort domestique. Dieu passe; il serait dommage de ne pas le retenir pour un instant d’écoute et de joie. C’est dans l’accueil et la gratuité que le Seigneur nous parle. 


(1) https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Andreï_Roublev

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Icône_de_la_Trinité


(2) Audience générale du mercredi 10 septembre 2014.

http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/audiences/2014/documents/papa-francesco_20140910_udienza-generale.html


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