Jeudi matin, en préparant cette homélie, j’avais eu l’idée de vous expliquer comment l’hospitalité d’Abraham avait été l’occasion d’une fête tellement belle que Jésus avait pu comparer cette joie au Royaume des cieux : «Le Royaume des cieux est semblable à du levain qu’une femme – et cette femme est Sara – a pris et enfoui dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que le tout ait levé» (Mt 13, 33 ; cf. Gn 18, 6). Mais notre jeudi soir s’est terminé dans un massacre; vendredi, nous nous sommes réveillés en deuil. Il ne peut plus être question de réjouissances. La fête est finie, et pour longtemps.
Que dire alors? Il est judicieux de laisser Abraham et d’aller écouter saint Paul dont le message austère nous sera plus profitable dans ce terrible contexte: «Frères, maintenant je trouve la joie dans les souffrances que je supporte pour vous; ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair, je l’accomplis pour son corps qui est l’Eglise» (Col 1, 24). Cette parole est dure et on ne peut l’imposer à personne; et, en particulier, on ne peut jamais la conjuguer à la deuxième personne: “tu trouves ta joie dans les souffrances que tu supportes…” Si cette phrase de Paul est vraie, elle ne l’est que comme attestation intime d’une réalité personnelle dont Paul fait l’expérience; et il n’oblige personne à entrer dans cette logique. Cependant, en évoquant les souffrances qu’il endure – ce sont les souffrances de la persécution et du rejet de ses frères dans le Judaïsme – Paul nous indique un chemin de joie. Il appartient au cœur du message chrétien que de savoir donner un sens nouveau à ce qui, humainement, paraît totalement absurde. La souffrance est, à notre époque plus encore que pour les hommes de l’Antiquité, le mal absolu, ce qui dément l’existence de Dieu et sa bonté. En relisant ces mots de saint Paul, le Pape Jean-Paul II a su parler, pour notre temps, d’un «évangile de la souffrance» (1). Et le saint Pape expliquait: «Dans la croix du Christ, non seulement le salut s’est accompli par la souffrance, mais de plus la souffrance humaine elle-même a été sauvée» (n° 19). Notre souffrance, quelle qu’elle soit, a été touchée par la grâce du Christ souffrant. Pourvu que nous acceptions cette logique chrétienne, nous découvrirons que nous ne sommes pas seuls à souffrir (même si la souffrance agit ainsi, sournoisement, pour nous renfermer sur nous-mêmes); nous pourrons vivre, avec le Christ, notre souffrance personnelle, intime, comme le lieu d’une communion de souffrances. L’Eglise, pour laquelle Paul affirme souffrir, est cette communauté où la douleur du monde est ainsi changée, transfigurée peut-on dire, par le fait que le Christ a sauvé ceux qui souffrent et a pris sur lui nos douleurs: nos souffrances sont devenues aussi les siennes.
Dans le train qui me conduisait de Nice à Toulon, vendredi après-midi, sur ce trajet qui traverse tant de jolies villes et longe tant de belles plages, j’ai été étonné de voir que tout était comme d’habitude, comme s’il n’y avait pas eu de drame, comme si personne n’était mort. Peut-on en vouloir à ces gens qui profitaient du soleil et de la mer? Sans doute pas. Ce ne sont que des touristes qui sont venus en vacances pour faire la fête quoi qu’il arrive et qui pensent peut-être que faire la fête malgré la terreur serait un acte de résistance. Je n’en sais rien; je ne peux pas juger.
Je vais dire quelque chose d’un peu fort. Vous me pardonnerez si je suis maladroit. Dans notre foi chrétienne, il n’est pas interdit de faire la fête; on dit même de l’eucharistie qu’elle est en quelque sorte un festin de noces. Mais cette fête eucharistique ne se célèbre pas comme si personne n’était mort. Célébrer le Ressuscité, cela veut dire précisément ne pas occulter qu’il est mort, et qu’il est mort pour nous.
Pensez-vous que les Apôtres aient fait la fête au soir du dimanche de Pâques? Oui, sans doute, lorsqu’ils ont reconnu Jésus vivant. Mais au terme de quel itinéraire spirituel, de quelle lucidité, de quelle intelligence de la volonté de Dieu… S’il y a un «évangile de la souffrance», telle est la manière chrétienne de se réjouir en un temps de terreur: intérioriser la douleur du monde, l’offrir en sacrifice comme lieu de communion, la transfigurer par la foi en la résurrection et l’exprimer en prière, en action de grâces. Tout le reste est insouciance, excitation, aveuglement. En célébrant le sacrifice du Christ, nous allons confier les défunts à la miséricorde de Dieu et nous allons prier pour les familles en deuil et pour les blessés, afin que les traumatismes de l’âme et du corps ne tuent pas en eux l’espérance. C’est de cette joie chrétienne, de ce bonheur de la foi et de la charité, c’est de cette joie d’au-delà de la mort que nous osons nous réjouir aujourd’hui, malgré tout.
(1) Jean-Paul II, Lettre apostolique Salvifici doloris [11 février 1984]
http://w2.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/apost_letters/1984/documents/hf_jp-ii_apl_11021984_salvifici-doloris.html
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