"Réjouissez-vous avec Jérusalem... soyez avec elle pleins d'allégresse, vous tous qui la pleuriez" (Is 66, 10). Cette invitation - ou plutôt ce commandement du prophète - est assez étonnant, d'autant que les pleurs dont il s'agit sont, d'après le mot hébreu, des larmes de deuil. Il serait déjà curieux de se réjouir lorsqu'on est endeuillé; mais la chose devient vraiment très étrange s'il s'agit de se réjouir avec celui dont on porte le deuil.
De quoi s'agit-il? Quel est ce deuil? Les événements historiques qui constituent le contexte de cet oracle d'Isaïe nous sont assez bien connus par ailleurs. Le roi de Babylone, Nabuchodonosor, faisait régner son ordre sur tout le moyen Orient (1). Conquêtes brutales, opérations militaires violentes, diplomatie d'expansion territoriale forment un système politique puissant qui s'oppose, avec succès, à contenir les prétentions de l'Egypte. Dans les années 589-587 av. J.C., c'est au tour du petit royaume de Juda d'être soumis et la ville de Jérusalem est durement frappée: le temple est détruit, les objets sacrés sont profanés, le roi Sédécias (dont le nom signifie "le SEIGNEUR est juste") voit ses enfants être exécutés avant qu'on ne lui crève les yeux; jamais plus il ne verra de réconfort. L'élite de Jérusalem, toute cette société de gens cultivés et riches, est déportée. Pour exprimer la catastrophe que fut cet exil, les écrivains, les prophètes, les hommes spirituels n'auront pas d'autre manière d'en parler que comme d'une véritable expérience de mort. La Ville choisie par Dieu est symboliquement défunte. Il faut la pleurer comme on se lamente sur un cadavre qu'on abandonne définitivement au néant. Il faut porter son deuil.
Les historiens des religions ont été frappés par tout ce que la spiritualité d'Israël comporte comme éléments qui s'apparentent au deuil. On peut relever, bien sûr, les pratiques de pénitence, les ascèses, qui sont communes aux liturgies funèbres et aux cérémonies de supplication. Les hommes d'Israël comprendront progressivement que le péché est une mort - et que la mort vient du péché. Mais on peut évoquer également de nombreuses autres composantes de la religion qui ne s'expliquent bien que par une similitude de deuil. On a fait remarquer ainsi que le fait de taire le nom de Dieu, de ne jamais le prononcer directement, était une réticence comparable à ce silence que les peuples antiques pratiquaient pour ne pas troubler le repos d'un défunt. Si la Ville est morte, c'est aussi que son Dieu est mort d'une certaine façon. Et en souvenir de cet événement tellement douloureux, on n'invoque pas le SEIGNEUR, on ne l'appelle plus de son nom. Vous imaginez le désespoir que cela contient. Toute la religion d'Israël est comme marquée par cette liturgie funèbre, comme le deuil d'un premier-né dira le prophète Zacharie (12, 10).
Voilà donc, Isaïe le sait très bien, ce qui concerne le deuil qu'il faut porter pour Jérusalem défunte.
Mais, ajoute-t-il, dans ce deuil, il convient de ce réjouir; et c'est même une obligation, un ordre: "Réjouissez-vous avec elle, vous qui portiez son deuil" Répétons nos questions étranges: Comment peut-on se réjouir d'un deuil? Et comment peut-on se réjouir avec celui dont on porte le deuil?
La seule manière de répondre à ces interrogations consiste à voir dans l'oracle d'Isaïe un message d'une nouveauté extraordinaire, message auquel nous sommes habitués mais qui surgit là pour la première fois dans sa fulgurance inouïe: le prophète ne parle d'un deuil que pour annoncer une résurrection. On sait ce qui se passera après la défaite de Sédécias et la ruine de Jérusalem. Après les Babyloniens, la roue de l'histoire continue de tourner et c'est au tour de Cyrus, roi de Perse, de dominer le moyen Orient (2). Et si les idées de Nabuchodonosor étaient celles d'un sauvage, d'un tyran sanguinaire, celles de Cyrus sont beaucoup plus humaines et tolérantes. Cyrus voit d'un bon oeil les cultes des nations qui l'entourent; et s'il veut régner sur elles, il ne veut pas tellement détruire leurs traditions. Au contraire, il demande même qu'on reconstruise le Temple de Jérusalem. Isaïe annonce donc que le deuil n'a qu'un temps; s'il a été nécessaire de s'affliger sur la mort du sanctuaire, la mort de la ville, la mort de Dieu, il faut exulter de ce que le sanctuaire sera relevé, la ville reconstruite, et le Dieu vivant!
Au soir du Vendredi Saint, les Apôtres n'avaient pas envie de se réjouir. Ni la mort de leur Seigneur, ni leur lâcheté, ni leurs peurs ne pouvaient leur inspirer le moindre sentiment de sérénité, moins encore de bonheur. Il n'y avait que la tristesse, la honte, la frayeur. Mais ce qu'avait dit l'ancien prophète n'était pourtant pas une parole vaine: ils allaient devoir se réjouir pourtant, et se réjouir avec celui dont ils portaient le deuil. Lorsque le dimanche matin Marie Madeleine a reconnu celui qu'elle prenait pour le jardinier, lorsqu'au soir Jésus s'est présenté aux Onze rassemblés autour de Pierre, lorsqu'il a fait un bout de chemin avec les pélerins qui rentraient vers Emmaüs, lorsqu'il s'est fait voir à ses disciples, vivant d'une vie nouvelle et définitive, c'est bien de joie qu'il fut question. Quelle joie étrange, en vérité, que de se réjouir avec celui qui était mort et qui se tenait là, présent en chair et en os, leur disant tout simplement: "La paix soit avec vous".
Dans le plan de Dieu, la mort n'a pas de place. Et si nous, par notre faute, lui avons donné une place, Dieu ne veut pas qu'elle soit autre chose qu'une promesse de résurrection. Voilà ce qu'avait compris un prophète d'un petit pays voué à la destruction. Voilà ce qu'ont constaté les disciples peureux d'un rabbi crucifié. C'est bien cela la foi biblique, de l'exil à Babylone, en passant par le Vendredi Saint, jusqu'à nos deuils d'aujourd'hui. Nous avons raison de pleurer nos défunts, mais, chrétiens, nous savons qu'un jour, lorsque Dieu essuiera toute larmes de nos yeux, nous pourrons aussi nous réjouir avec eux.
(1) https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Nabuchodonosor_II
(2) https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Cyrus_le_Grand
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