Nous poursuivons la
lecture de Jn 6 et notre méditation sur l’eucharistie.
La liturgie nous fournit
tout d’abord un récit tiré du cycle de l’Exode. Lorsque le peuple d’Israël est
sorti d’Egypte, et qu’il craignait de mourir de faim dans le désert, le Seigneur
leur a accordé une nourriture gratuite qu’on désigne sous le nom de
« manne » (Ex 16). Il n’est pas utile d’expliquer complètement
ce que cet épisode contient de mystérieux ; relevons surtout ce qui peut
nous aider à comprendre quelque chose du mystère eucharistique.
Je veux retenir cette
phrase : « Le
peuple sortira pour recueillir chaque jour sa ration quotidienne, et ainsi je
vais le mettre à l’épreuve » (Ex 16, 4). Cette nourriture étonnante est une
grâce, bien sûr (car sans elle, le peuple allait mourir dans le désert) ;
mais c’est aussi une « épreuve ». La nature de cette épreuve est
double : il s’agit de ne prendre pour chaque jour que sa ration
quotidienne ; il s’agit d’accepter une nourriture inconnue. L’homme a
tendance à vouloir dominer, à vouloir tout comprendre. Dieu lui propose là une
grâce qui ne permet pas à l’homme d’être le maître de sa propre existence. La
nourriture n’est donnée que pour une journée ; elle est ce « pain quotidien » qui est donné
« aujourd’hui » (Mt 6, 11)
qu’il ne sert à rien de conserver ; cette grâce ne suffit que pour
vingt-quatre heures. Pour demain, il faut faire confiance que le pain sera
donné encore, mais il ne sert à rien de faire une provision. Il n’est pas
facile de dépendre chaque jour de Dieu pour sa survie. On préférerait faire des
réserves, thésauriser, s’assurer par soi-même. Mais la grâce de Dieu n’entre
pas dans cette logique ; Thérèse de l’Enfant Jésus avait bien compris
cela, qui priait « rien que pour aujourd’hui » :
Que m’importe,
Seigneur, si l’avenir est sombre ?
Te prier pour demain,
oh non, je ne le puis !…
Conserve mon cœur pur,
couvre-moi de ton ombre
Rien que pour
aujourd’hui[1].
On aimerait faire des
grands projets et être dès le départ certains de réussir ; alors que le
seul projet vraiment chrétien c’est d’aimer, et d’aimer aujourd’hui ;
c’est de se convertir, et de se convertir aujourd’hui ; c’est de prier, et
de prier aujourd’hui. Pourquoi chercher plus loin ? L’eucharistie aussi
est cette épreuve : on ne peut communier qu’aujourd’hui. L’eucharistie,
qui est la présence du Christ, nous rappelle au présent et nous évite de fuir
dans l’imaginaire inconsistant d’un futur qu’on rêve. Le seul projet chrétien,
c’est de communier, et de communier aujourd’hui.
Une fois qu’on a compris
cela, on peut se laisser interpeler par une expression qu’emploie Jésus, qui
devra nous sembler étrange : « Travaillez non pas pour la nourriture qui se
perd, mais pour la nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle » (Jn 6,
27). On vient de dire que le pain n’est donné que dans le présent, et Jésus
nous parle d’une « nourriture
qui demeure ».
Et c’est d’autant plus contradictoire que la nourriture n’est jamais faite pour
être conservée indéfiniment, mais pour être consommée. Et plus étrange
encore : qu’est-ce qu’une « nourriture qui demeure jusque dans la vie
éternelle » ?
Ce paradoxe vaut la peine d’être considéré un peu attentivement. Qu’est-ce que
la nourriture ? Ce sont, évidemment, les aliments que nous mangeons, par
lesquels nous soutenons la vie biologique de notre corps. Et si ce n’est que
cela, l’expression « nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle » n’a pas de
sens. Mais Jésus nous donne une autre définition de la nourriture, lorsqu’il
discutait avec la Samaritaine, au bord du puits de Jacob : « Ma nourriture – dit-il – est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn 4,
34). Il y a donc une autre nourriture, qui consiste à faire la volonté de Dieu.
Comment cela est-il une nourriture ? Si notre vie biologique est soutenue
par les aliments que nous mangeons, notre vie spirituelle est soutenue, et
comme nourrie, par notre fidélité à la parole de Dieu. Il ne s’agit pas de vous
mettre à jeûner radicalement et de n’avoir d’autre pique-nique que votre
Bible ; il vous faut bien soutenir la vie biologique. Mais il s’agit de
grandir dans la vie spirituelle par une vraie fidélité à la volonté de Dieu. Et
comment cette nourriture demeure-t-elle « jusque dans la vie éternelle » ? On
comprend maintenant que cette nourriture ce sont les actes de charité que Dieu
nous donne de poser ; et nous savons bien que « la charité ne passera
jamais »
(1Co 13, 8), que toutes les attentions d’amitié, tous les secours
d’entraide, tout ce que nous aurons fait par amour ici bas, cela constituera,
après notre mort, la réalité, la substance de notre vie éternelle.
Mais, nous le comprenons
bien, faire la volonté de Dieu, c’est la faire « aujourd’hui » ;
ce n’est pas rêver de la faire demain. Et c’est donc pour aujourd’hui qu’il
faut aimer. Personne ne peut avoir le projet d’aimer Dieu, d’aimer ses frères,
demain seulement. L’épreuve réaliste consiste à aimer aujourd’hui. Citons
encore sainte Thérèse :
Ma vie n’est qu’un
instant, une heure passagère
Ma vie n’est qu’un seul
jour qui m’échappe et qui fuit
Tu le sais, ô mon Dieu
! pour t’aimer sur la terre
Je n’ai rien qu’aujourd’hui
!…
Ceux qui ont le projet
d’aimer demain, ceux-là sont fous ; ils n’aimeront jamais, nous dit sainte
Thérèse. Ecoutons également saint Paul : « C’est maintenant le
jour du salut »
(2Co 6, 2). Ceux qui ont le projet d’être sauvés demain, ceux-là sont
fous ; ils risquent de n’être jamais sauvés.
L’eucharistie est bien
la « nourriture
qui demeure jusque dans la vie éternelle », mais il ne s’agit pas d’imaginer cette
vie éternelle dans un futur lointain et brumeux, pour plus tard. L’eucharistie
ramène au présent notre attention à la vie éternelle. C’est cela qui est
chrétien. C’est en cela que participer aujourd’hui à l’eucharistie ne nous
éloigne pas de l’épreuve de l’amour, de l’épreuve de notre fidélité à la
volonté de Dieu ; au contraire, nous sommes ici insérés dans cette épreuve
quotidienne. Et cette épreuve n’est pas un piège ; elle est l’invitation
de Dieu à tisser, dans l’humanité, des liens charitables. En communiant
aujourd’hui, nous recevons de Dieu assez d’amour pour aimer aujourd’hui. En communiant
aujourd’hui, soyons prêts à aimer aujourd’hui.
[1] Thérèse
de Lisieux, Poésie n° 5
« Mon chant d’aujourd’hui ».
http://www.therese-de-lisieux.catholique.fr/Mon-chant-d-aujourd-hui.html
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.