vendredi 31 juillet 2015

18e dimanche - année B


Nous poursuivons la lecture de Jn 6 et notre méditation sur l’eucharistie.
La liturgie nous fournit tout d’abord un récit tiré du cycle de l’Exode. Lorsque le peuple d’Israël est sorti d’Egypte, et qu’il craignait de mourir de faim dans le désert, le Seigneur leur a accordé une nourriture gratuite qu’on désigne sous le nom de « manne » (Ex 16). Il n’est pas utile d’expliquer complètement ce que cet épisode contient de mystérieux ; relevons surtout ce qui peut nous aider à comprendre quelque chose du mystère eucharistique.
Je veux retenir cette phrase : « Le peuple sortira pour recueillir chaque jour sa ration quotidienne, et ainsi je vais le mettre à l’épreuve » (Ex 16, 4). Cette nourriture étonnante est une grâce, bien sûr (car sans elle, le peuple allait mourir dans le désert) ; mais c’est aussi une « épreuve ». La nature de cette épreuve est double : il s’agit de ne prendre pour chaque jour que sa ration quotidienne ; il s’agit d’accepter une nourriture inconnue. L’homme a tendance à vouloir dominer, à vouloir tout comprendre. Dieu lui propose là une grâce qui ne permet pas à l’homme d’être le maître de sa propre existence. La nourriture n’est donnée que pour une journée ; elle est ce « pain quotidien » qui est donné « aujourd’hui » (Mt 6, 11) qu’il ne sert à rien de conserver ; cette grâce ne suffit que pour vingt-quatre heures. Pour demain, il faut faire confiance que le pain sera donné encore, mais il ne sert à rien de faire une provision. Il n’est pas facile de dépendre chaque jour de Dieu pour sa survie. On préférerait faire des réserves, thésauriser, s’assurer par soi-même. Mais la grâce de Dieu n’entre pas dans cette logique ; Thérèse de l’Enfant Jésus avait bien compris cela, qui priait « rien que pour aujourd’hui » :

Que m’importe, Seigneur, si l’avenir est sombre ?
Te prier pour demain, oh non, je ne le puis !…
Conserve mon cœur pur, couvre-moi de ton ombre
Rien que pour aujourd’hui[1].

On aimerait faire des grands projets et être dès le départ certains de réussir ; alors que le seul projet vraiment chrétien c’est d’aimer, et d’aimer aujourd’hui ; c’est de se convertir, et de se convertir aujourd’hui ; c’est de prier, et de prier aujourd’hui. Pourquoi chercher plus loin ? L’eucharistie aussi est cette épreuve : on ne peut communier qu’aujourd’hui. L’eucharistie, qui est la présence du Christ, nous rappelle au présent et nous évite de fuir dans l’imaginaire inconsistant d’un futur qu’on rêve. Le seul projet chrétien, c’est de communier, et de communier aujourd’hui.

Une fois qu’on a compris cela, on peut se laisser interpeler par une expression qu’emploie Jésus, qui devra nous sembler étrange : « Travaillez non pas pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle » (Jn 6, 27). On vient de dire que le pain n’est donné que dans le présent, et Jésus nous parle d’une « nourriture qui demeure ». Et c’est d’autant plus contradictoire que la nourriture n’est jamais faite pour être conservée indéfiniment, mais pour être consommée. Et plus étrange encore : qu’est-ce qu’une « nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle » ? Ce paradoxe vaut la peine d’être considéré un peu attentivement. Qu’est-ce que la nourriture ? Ce sont, évidemment, les aliments que nous mangeons, par lesquels nous soutenons la vie biologique de notre corps. Et si ce n’est que cela, l’expression « nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle » n’a pas de sens. Mais Jésus nous donne une autre définition de la nourriture, lorsqu’il discutait avec la Samaritaine, au bord du puits de Jacob : « Ma nourriture – dit-il – est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn 4, 34). Il y a donc une autre nourriture, qui consiste à faire la volonté de Dieu. Comment cela est-il une nourriture ? Si notre vie biologique est soutenue par les aliments que nous mangeons, notre vie spirituelle est soutenue, et comme nourrie, par notre fidélité à la parole de Dieu. Il ne s’agit pas de vous mettre à jeûner radicalement et de n’avoir d’autre pique-nique que votre Bible ; il vous faut bien soutenir la vie biologique. Mais il s’agit de grandir dans la vie spirituelle par une vraie fidélité à la volonté de Dieu. Et comment cette nourriture demeure-t-elle « jusque dans la vie éternelle » ? On comprend maintenant que cette nourriture ce sont les actes de charité que Dieu nous donne de poser ; et nous savons bien que « la charité ne passera jamais » (1Co 13, 8), que toutes les attentions d’amitié, tous les secours d’entraide, tout ce que nous aurons fait par amour ici bas, cela constituera, après notre mort, la réalité, la substance de notre vie éternelle.
Mais, nous le comprenons bien, faire la volonté de Dieu, c’est la faire « aujourd’hui » ; ce n’est pas rêver de la faire demain. Et c’est donc pour aujourd’hui qu’il faut aimer. Personne ne peut avoir le projet d’aimer Dieu, d’aimer ses frères, demain seulement. L’épreuve réaliste consiste à aimer aujourd’hui. Citons encore sainte Thérèse :

Ma vie n’est qu’un instant, une heure passagère
Ma vie n’est qu’un seul jour qui m’échappe et qui fuit
Tu le sais, ô mon Dieu ! pour t’aimer sur la terre
Je n’ai rien qu’aujourd’hui !…

Ceux qui ont le projet d’aimer demain, ceux-là sont fous ; ils n’aimeront jamais, nous dit sainte Thérèse. Ecoutons également saint Paul : « C’est maintenant le jour du salut » (2Co 6, 2). Ceux qui ont le projet d’être sauvés demain, ceux-là sont fous ; ils risquent de n’être jamais sauvés.
L’eucharistie est bien la « nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle », mais il ne s’agit pas d’imaginer cette vie éternelle dans un futur lointain et brumeux, pour plus tard. L’eucharistie ramène au présent notre attention à la vie éternelle. C’est cela qui est chrétien. C’est en cela que participer aujourd’hui à l’eucharistie ne nous éloigne pas de l’épreuve de l’amour, de l’épreuve de notre fidélité à la volonté de Dieu ; au contraire, nous sommes ici insérés dans cette épreuve quotidienne. Et cette épreuve n’est pas un piège ; elle est l’invitation de Dieu à tisser, dans l’humanité, des liens charitables. En communiant aujourd’hui, nous recevons de Dieu assez d’amour pour aimer aujourd’hui. En communiant aujourd’hui, soyons prêts à aimer aujourd’hui.




[1] Thérèse de Lisieux, Poésie n° 5 « Mon chant d’aujourd’hui ».
http://www.therese-de-lisieux.catholique.fr/Mon-chant-d-aujourd-hui.html

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