Pendant cinq dimanches,
nous allons entendre et méditer Jn 6. Ce texte, mélange de récit, de
discours et de dialogues, contient, dans le quatrième évangile, l’enseignement
de Jésus sur la foi et sur l’eucharistie. C’est un passage d’autant plus important
que la doctrine eucharistique est plus allusive dans la narration du dernier
repas (Jn 13). Il importe donc d’entrer dans la lecture de ce long
chapitre avec une grande disponibilité spirituelle, afin de recueillir l’essentiel
de la foi eucharistique dont Jean veut ici témoigner.
Dans ce premier fragment
(Jn 6, 1-15), nous entendons un récit de miracle, une multiplication des
pains. Ce genre de fait prodigieux n’était pas totalement inconnu de l’ancien
Testament (2R 4, 42-44). Toutefois, dans l’évangile, ce motif prend une
importance vraiment étonnante : ce ne sont pas moins de six récits que
nous avons à ce sujet[1],
dont on pense qu’ils rapportent deux événements distincts (cf. Mc 8, 19-20). Il est difficile de comprendre comment
il est possible de nourrir cinq mille hommes avec quelques pains ; mais il
est plus difficile encore de nier que les quatre évangiles concordent pour
rapporter comme un fait historique que Jésus a rassasié des foules alors qu’il
ne disposait d’aucune ressource. Les récits s’imposent avec leur cohérence
factuelle : les premiers chrétiens ont conservé le souvenir vivant d’une
abondance imprévue alors que la faim menaçait.
Pour entrer dans
l’intelligence de cette scène, il est utile, je crois, d’adopter le point de
vue de quelques personnages. Il y a tout d’abord cette foule dont on ne peut louer la prévoyance : ils sont partis de
chez eux, ils se sont éloignés, ils ont suivi Jésus sans rien emporter comme
provision. Leur attitude ne paraît pas très responsable. Il y a ensuite les disciples qui sont ennuyés ; ils
ne savent pas quoi faire. La remarque de Philippe est très révélatrice :
« le salaire de deux cents journées ne suffirait pas » (Jn 6,
7) ; il est capable de faire la liste des fausses solutions, mais il ne
sait rien envisager de constructif. La remarque d’André n’est pas plus
positive ; il doit bien reconnaître que sa proposition n’est que du
rêve : « qu’est-ce que cela pour tant de monde ? »
(Jn 6, 9). Il y a enfin cet enfant, ce « jeune garçon » (Jn 6, 9). Le mot utilisé pour le désigner
est plein d’une grande noblesse en même temps que d’une grande affection ;
c’est ainsi qu’est désigné Isaac conduit au sacrifice (Gn 22, 5 ;
12), Joseph vendu par ses frères (Gn 37, 30 ; 42, 22), Benjamin
séparé de Jacob (Gn 43, 8 ; 44, 30-31) ou Samuel donné au sanctuaire
de Silo (1S 1, 22-27). Qui est-il donc cet enfant ? S’il reste anonyme (et
s’il n’est pas impossible d’y reconnaître saint Jean lui-même, frère de Jacques
et tout jeune disciple de Jésus), il faut surtout voir en lui l’auteur d’un
grand acte de générosité. Car lui a été prévoyant, il a suivi Jésus en
emportant ce qu’il lui fallait pour subvenir à sa faim. Ces quelques pains et
ces deux poissons pouvaient le nourrir, lui ; il avait été prudent et il
n’allait pas défaillir en chemin. Mais voilà qu’on lui demande de renoncer à ce
qui pouvait raisonnablement constituer son repas pour nourrir cette foule
immense – ce qui est une folie complète.
Imaginez, en effet un
pique-nique paroissial, au bord du lac ; gros succès : cinq mille hommes.
Curieusement, personne n’a rien emporté, ni salé ni sucré, sauf un enfant qui a
son petit sandwich au thon. Et voilà que Monsieur le Curé dit à cet
enfant : « donne-moi ton sandwich ; avec cela, je vais nourrir
les foules ». Le pauvre enfant aurait des raisons de penser que le prêtre
est devenu fou. Il aurait des raisons de garder pour lui son maigre repas.
Voilà donc ce qui s’est
passé. Et le jeune garçon a accepté ; il a donné ce qui pouvait le nourrir
à Jésus ; il a renoncé à ce qu’il avait pour survivre et les foules ont
été rassasiées.
Si l’on veut tirer un
enseignement de ce fait, on peut réfléchir à ceci : il y a dans la logique
de l’eucharistie (que Jn 6 va ensuite déployer) l’idée qu’il faut bien que
quelqu’un donne sa vie. Jésus aurait bien pu créer tous ces pains ; le
miracle n’aurait pas été plus étonnant. Après tout, il est le Fils de Dieu, il
était capable de produire à partir de rien tout ce dont il avait besoin. Ou
bien il aurait pu prévoir pour lui-même quelques pains et multiplier ce qui
était à lui. Mais ce n’est pas ce qu’il a fait ; il a voulu nourrir les
foules à partir de la générosité incroyable d’un autre, d’un faible. Il a voulu
que l’abondance incalculable naisse du sacrifice volontaire et généreux d’un
jeune disciple.
Aujourd’hui encore, communier
n’est possible que si quelques jeunes chrétiens donnent leur vie pour cela. Si
personne ne consacre sa vie pour célébrer le mystère de l’eucharistie, si
personne ne renonce à son confort, à un métier, à une famille, pour que le pain
de vie soit distribué aux foules, alors le pain de vie ne sera pas distribué.
Et aucun calcul économique ne peut remédier à cela : « le salaire de
deux cents journées ne suffirait pas » (Jn 6, 7). Il faut qu’il y en
ait un qui soit prêt à entrer dans cette logique d’une offrande gratuite,
complète, sans retour ; et les foules reçoivent « autant qu’ils en
voulaient » (Jn 6, 11). Il faut bien mesurer la correspondance entre
la surabondance de la grâce reçue par tous et la radicalité du renoncement
accepté par un seul. C’est une question que les jeunes peuvent méditer
particulièrement. Si un jeune homme, peut-être saint Jean lui-même, est ainsi
devenu disciple, le Christ continue à appeler aujourd’hui ceux qui nourriront
l’Eglise demain. Il y a là une belle vocation.
[1] Première
multiplication des pains : Mt 14, 14-21 ; Mc 6,
34-44 ; Lc 9, 12-17 ; Jn 6, 1-15 ;
seconde
multiplication des pains : Mt 15, 32-39 ; Mc 8-10.
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