Le ministère du prophète
Amos est un des faits spirituels les plus étranges de l’ancien Testament. Cet
homme, venu à Béthel à l’occasion d’une fête religieuse (probablement
l’équinoxe d’automne qui marquait le nouvel an[1])
était un homme ordinaire, un pèlerin comme un autre, qui n’avait aucune
dignité, aucun statut particulier. Arrivé au sanctuaire, scandalisé de ce qu’il
voit, comprenant que ce culte pitoyable ne peut aucunement rendre honneur à
Dieu, saisissant aussi avec une étonnante lucidité l’hypocrisie d’une telle
liturgie pratiquée par des hommes pécheurs, Amos s’enflamme d’une sainte colère
(cf. Jn 2, 13-17), d’une
ardeur qui ne vient pas de lui et improvise un discours d’une étonnante
vigueur, perturbant ainsi le déroulement de l’action rituelle en cours. C’est
ce que décrit le petit passage entendu aujourd’hui (Am 7, 12-15).
Le
prêtre Amazias est le responsable du sanctuaire, celui qui a la charge de
veiller au bon déroulement du culte ; il est le gardien de l’ordre établi.
On comprend sa réaction : il ne peut laisser un inconnu gêner par ses
imprécations la sérénité de la liturgie. On imagine que si, au cours d’une
messe, quelqu’un se mettait à vociférer dans l’église, on lui demanderait gentiment
de se taire. Il serait inconvenant de tolérer un tel chahut. « Arrête de
prophétiser »
(Am 7, 13) lui demande donc le prêtre. Mais Amazias, qui n’est pas bête,
et qui comprend que cet homme porte un message authentique dans ses insultes
contre le temple et contre le roi, lui conseille d’aller prophétiser
ailleurs : « va-t’en
d’ici, fuis au pays de Juda » (Am 7, 12)[2].
C’est comme s’il lui disait : « tu dénonces la décadence du culte et tu
annonces la ruine de la royauté, et tu as peut-être raison de nous mettre en
garde, ton message vient de Dieu ; mais va dire cela aussi dans les autres
sanctuaires, car ce message vaut aussi pour eux – et maintenant laisse-nous
tranquilles ».
Amos,
qui est probablement dépassé par la force spirituelle qui s’est emparée de lui,
donne alors une réponse très étrange : « Je ne suis pas prophète » (Am 7, 14)[3].
Tout le monde pourtant, Amazias y compris, reconnaît qu’Amos est vraiment un
prophète : « Toi,
le voyant »
(Am 7, 12) lui dit-on pour montrer qu’on ne doute pas de la vérité de sa
parole. Et pourtant Amos, qui est prophète, se refuse à lui-même cette
dignité : « Je ne suis pas prophète ». Qu’est-ce que cela veut
dire ? Est-ce de la fausse modestie ? Est-ce une fuite ? Cela serait indigne.
Il semble plutôt qu’Amos ait – comme prophète – une vive conscience qu’il ne
peut pas dire « je suis ». Dieu seul, lorsqu’il révèle son nom à Moïse, a pu
dire en toute vérité : « JE
SUIS »
(Ex 3, 14). Lui seul existe vraiment. Lui seul existe par lui-même. Et si
nous existons nous aussi, nous devons d’abord reconnaître que Lui existe et que
notre existence dépend de la sienne, de sa sagesse et de sa bonté. Nous ne
pouvons faire de notre existence un absolu, une évidence ou une propriété
privée. Il appartient donc à la réalité du ministère du prophète de se nier
lui-même, afin de pouvoir annoncer un message qui ne vient pas de lui :
« si
quelqu’un veut venir à ma suite – dira Jésus – qu’il se renie lui-même » (Mc 8,
34). Amos a déjà compris cette logique : si un prophète doit annoncer la
parole de Dieu, il faut qu’il renonce totalement à sa dignité de prophète.
Mais
il faut quand même que le prophète qui se renie lui-même atteste de la véracité
de son message. Aussi Amos avoue : « le Seigneur m’a saisi » (Am 7,
15). C’est comme s’il disait qu’il est prophète, mais sans dire « je
suis ». S’il disait « je suis prophète », Amos se mettrait au
centre de l’attention et il ne pourrait plus annoncer le Seigneur ; en
disant « le
Seigneur m’a saisi »,
Amos décentre le regard de ses auditeurs qui sont invités à considérer non pas
l’homme qui parle, mais Dieu qui s’adresse à eux par la voix de cet homme.
Que
faut-il donc pour annoncer la parole de Dieu ? Amos nous montre comment un
homme est totalement dépossédé de lui-même, comment il est saisi, comment la
Parole s’est emparée de lui. Il vient avec une force qui n’est pas la
sienne ; il vient sans aucun prestige ; il est rabroué par les
prêtres, par les notables de la religion officielle. Il annonce comme malgré
lui un message qui le dépasse. Que faut-il pour annoncer l’évangile ?
Faut-il avoir de la prestance, du pouvoir, de l’élégance ? Faut-il être
bien mis pour en imposer par une apparence respectable ? Jésus, au
contraire, « prescrivit
de ne rien prendre (…) ; pas de pain, pas de sac, pas d’argent (…) pas de
tunique de rechange »
(Mc 6, 8-9). Ce sont des apôtres démunis et vulnérables que Jésus
recrute ; ce sont des évangélisateurs pauvres et sans aucune grandeur
mondaine que l’Eglise envoie, pour que le message de bonheur et de dénuement de
l’évangile ne soit pas trahi, « pour que ne soit pas réduite à néant la croix
du Christ »
(1Co 1, 17).
[1] Nous nous appuyons sur
ce qu’André Néher retient de l’hypothèse de J. Morgenstern :
« c’est à Beth-el qu’Amos a prononcé son seul et unique discours, très
exactement “en l’an 751, le Jour du Nouvel An, jour de l’équinoxe d’automne,
dans la demi-heure qui débuta un peu avant l’aurore et qui s’acheva quelques
minutes après le lever du soleil” » (A. Néher,
Amos – Contribution à l’étude du
prophétisme, Vrin, Paris, 1981 ; p. 31 ; cf. J. Morgenstern,
Amos Studies, Cincinnati, 1941).
[2] La terre sainte était
alors divisée en deux royaumes : le centre religieux du royaume du Nord
(Israël) était Bethel, ou prophétise Amos ; le centre religieux du royaume
du Sud (Juda) était Jérusalem. Amazias suggère donc à Amos d’aller prononcer
ses malédictions dans ce sanctuaire concurrent.
[3] La traduction
liturgique dit : « Je n’étais
pas prophète » ; toutefois, en l’absence de verbe conjugué dans le
texte hébreu, on peut dire également : « Je ne suis pas prophète » ; la traduction littérale
serait : « pas prophète, moi ».
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