vendredi 7 août 2015

19e dimanche - année B


En poursuivant notre contemplation du mystère eucharistique, les lectures de ce jour nous font passer de la mort à la vie.
Nous rencontrons tout d’abord Elie (1R 19, 4-8), désespéré jusqu’à être tenté par la mort. Ce pauvre prophète qui a conscience d’être resté le seul fidèle du Seigneur, qui se sait persécuté sans relâche par l’infâme reine Jézabel, ce pauvre prophète se tourne vers Dieu pour lui demander qu’il mette un terme à ses souffrances : « Maintenant, Seigneur, c’en est trop ! Reprends ma vie » (1R 19, 4). C’est une prière étrange, en vérité, mais qui n’est pourtant pas unique dans la tradition biblique. Moïse, complètement découragé par l’hostilité du peuple, avait prié de la même façon : « Je ne puis, à moi seul, porter tout ce peuple : c’est trop lourd pour moi. Si tu veux me traiter ainsi, tue-moi plutôt » (Nb 11, 14-15). Jonas également, découragé par sa mission demandait la même chose : « Il demanda la mort et dit : ‘‘Mieux vaut pour moi mourir que vivre’’ » (Jon 4, 8). Tous ces prophètes abattus jusqu’à être ébranlés quant à leur ministère et quant à leur vie même prophétisaient, sans le savoir, cette tristesse immense que ressentirait le Fils de Dieu après avoir célébré son ultime repas : « Mon âme est triste à en mourir » (Mt 26, 38 ; Mc 14, 34).
Et pourtant, il faut bien vivre. Elie reçoit alors une nourriture. Ce ne doit pas être un aliment ordinaire : aucun homme ne peut naturellement marcher quarante jours et quarante nuits. Si l’on prend le récit dans un sens trop concret, et si l’on veut calculer la valeur énergétique de cette galette mangée par Elie, on n’a rien compris. La grâce qu’Elie a reçue est d’un autre ordre. Ce qui lui a été révélé dans ce miracle était une proximité de Dieu, au cœur même de son découragement ; avec cet aliment spirituel, Elie a pu parcourir le chemin qui va du désespoir à la confiance, l’itinéraire qui le conduit du découragement au zèle. Et nombreux sont ceux qui, aujourd’hui encore, auraient besoin de cette nourriture-là.

Jésus, dans l’évangile, parle de vie. Il en parle d’une manière très étrange : « Moi, je suis le pain vivant » (Jn 6, 51), dit-il. Que signifie « pain vivant » ? Nous mangeons du pain chaque jour, et nous n’avons pas remarqué que le pain était un être vivant. Déjà Jésus avait parlé à la Samaritaine en lui promettant de l’« eau vivante » (Jn 4, 10 ; cf. 7, 38 ; Jr 2, 13) ; on affaiblit la traduction en parlant d’eau vive, et on s’est habitué à cet amoindrissement. Mais c’est bien d’une « eau vivante » que parle Jésus. On peut encore évoquer cette expression aussi étonnante qu’emploie saint Paul lorsqu’il parle d’un « sacrifice vivant » (Rm 12, 1). Un sacrifice, c’est précisément ce qu’on a tué, ce qui, pour devenir un sacrifice, a perdu la vie. Qu’est-ce donc qu’un « sacrifice vivant » ?
« Eau vivante », « pain vivant », « sacrifice vivant » : tous ces paradoxes ne sont pas une croyance naïve en je ne sais quelle énergie vitale qui se cacherait dans les éléments. La vie dont il s’agit n’est pas un fonctionnement biologique ; la vie dont parle Jésus est une réalité spirituelle qui transcende infiniment ce que la médecine peut décrire des mécanismes organiques.
« Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement » (Jn 6, 51). Si Jésus parlait ici d’une activité cellulaire indéfinie, il faudrait constater que ceux qui communient ne meurent jamais… faute de quoi on devrait conclure que Jésus a menti. Mais ce n’est pas cela qui est en jeu ; d’ailleurs, survivre indéfiniment dans cette existence terrestre n’aurait pas tellement d’intérêt. Jésus évoque ici une vie qui est d’un autre ordre, une vie dont on peut avoir l’intuition et même voir le commencement dès ici-bas ; mais cette vie-là se déploie dans une tout autre dimension. Cette « eau vivante », promise à la Samaritaine, évoque le don de la foi ; ce « pain vivant » semble désigner l’eucharistie ; le « sacrifice vivant » dont parlait saint Paul paraît résumer toute la vie chrétienne. Peut-on préciser ?
« Eau vivante », « pain vivant », « sacrifice vivant ». Jésus donne sans doute la clef de toutes ces expressions inhabituelles lorsqu’il explique : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde » (Jn 6, 51). Donner une chair, c’est célébrer un sacrifice. Toute la mentalité antique connaît cela qui constitue la religiosité universelle. Mais, avec tous les paradoxes que cela implique, donner une chair vivante, célébrer un « sacrifice vivant », nourrir ses fidèles d’un « pain vivant », c’est engager les hommes dans la logique d’un don de soi complet, et résolument paradoxal : il s’agit de mourir pour vivre, de se sacrifier pour s’épanouir : « qui perd sa vie à cause de moi la trouvera » (Mt 10, 39). Par la foi, en ayant reçu cette « eau vivante » au jour du baptême, chaque fidèle, nourri du « pain vivant » de l’eucharistie, s’engage à devenir lui-même un « sacrifice vivant ». Et cette vie dont on parle n’est pas une vie qu’on conserve, une sorte de confort qui se poursuit indéfiniment dans les étroitesses de notre condition terrestre. Cette vie n’est pas une vie qu’on possède égoïstement, c’est une vie qu’on donne. Cette vie, c’est la charité.
Jésus a donné sa chair, et cet acte de Jésus est un acte vivant. La preuve que c’est un acte vivant, c’est qu’on le célèbre en chaque messe. Tout acte de charité que vous faites est aussi un acte vivant, et la vie de cet acte n’est pas seulement l’énergie musculaire, biologique, que vous y mettez. La vie d’un acte d’amour, c’est sa valeur définitive devant Dieu, c’est sa valeur de foi baptismale et de charité eucharistique. Et cela est vivant, parce que Dieu, qui est vivant, s’en souviendra toujours.

Avec Elie, nous sommes allés de la tentation de mourir au courage de vivre. Avec Jésus, nous allons du confort de vivre à la charité de donner sa vie. Désormais, se perdre et s’épanouir sont établis dans une surprenante coïncidence. Il s’agit maintenant de mourir pour vivre – en découvrant que la vie n’est pas l’existence d’ici-bas, mais la charité définitive. En donnant sa chair comme pain vivant, Jésus nous indique cette logique que nous ne pouvions pas imaginer, qui nous entraîne au-delà de nous-mêmes pour déployer une vitalité inconnue, la vitalité de l’amour. En chaque messe, c’est cette logique que nous accueillons.


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