En poursuivant notre
contemplation du mystère eucharistique, les lectures de ce jour nous font
passer de la mort à la vie.
Nous rencontrons tout
d’abord Elie (1R 19, 4-8), désespéré jusqu’à être tenté par la mort. Ce
pauvre prophète qui a conscience d’être resté le seul fidèle du Seigneur, qui
se sait persécuté sans relâche par l’infâme reine Jézabel, ce pauvre prophète se
tourne vers Dieu pour lui demander qu’il mette un terme à ses souffrances :
« Maintenant,
Seigneur, c’en est trop ! Reprends ma vie » (1R 19, 4). C’est une
prière étrange, en vérité, mais qui n’est pourtant pas unique dans la tradition
biblique. Moïse, complètement découragé par l’hostilité du peuple, avait prié
de la même façon : « Je ne puis, à moi seul, porter tout ce peuple : c’est
trop lourd pour moi. Si tu veux me traiter ainsi, tue-moi plutôt » (Nb 11,
14-15). Jonas également, découragé par sa mission demandait la même
chose : « Il demanda la mort et
dit : ‘‘Mieux vaut pour moi mourir que vivre’’ » (Jon 4,
8). Tous ces prophètes abattus jusqu’à être ébranlés quant à leur ministère et quant
à leur vie même prophétisaient, sans le savoir, cette tristesse immense que
ressentirait le Fils de Dieu après avoir célébré son ultime repas :
« Mon
âme est triste à en mourir » (Mt 26, 38 ; Mc 14, 34).
Et pourtant, il faut
bien vivre. Elie reçoit alors une nourriture. Ce ne doit pas être un aliment
ordinaire : aucun homme ne peut naturellement marcher quarante jours et
quarante nuits. Si l’on prend le récit dans un sens trop concret, et si l’on
veut calculer la valeur énergétique de cette galette mangée par Elie, on n’a
rien compris. La grâce qu’Elie a reçue est d’un autre ordre. Ce qui lui a été
révélé dans ce miracle était une proximité de Dieu, au cœur même de son
découragement ; avec cet aliment spirituel, Elie a pu parcourir le chemin qui
va du désespoir à la confiance, l’itinéraire qui le conduit du découragement au
zèle. Et nombreux sont ceux qui, aujourd’hui encore, auraient besoin de cette
nourriture-là.
Jésus, dans l’évangile,
parle de vie. Il en parle d’une manière très étrange : « Moi, je suis le pain
vivant »
(Jn 6, 51), dit-il. Que signifie « pain vivant » ? Nous
mangeons du pain chaque jour, et nous n’avons pas remarqué que le pain était un
être vivant. Déjà Jésus avait parlé à la Samaritaine en lui promettant de
l’« eau
vivante »
(Jn 4, 10 ; cf. 7, 38 ;
Jr 2, 13) ; on affaiblit la traduction en parlant d’eau vive, et on
s’est habitué à cet amoindrissement. Mais c’est bien d’une « eau
vivante » que parle Jésus. On peut encore évoquer cette expression aussi étonnante
qu’emploie saint Paul lorsqu’il parle d’un « sacrifice vivant » (Rm 12,
1). Un sacrifice, c’est précisément ce qu’on a tué, ce qui, pour devenir un
sacrifice, a perdu la vie. Qu’est-ce donc qu’un « sacrifice
vivant » ?
« Eau vivante »,
« pain vivant », « sacrifice vivant » : tous ces
paradoxes ne sont pas une croyance naïve en je ne sais quelle énergie vitale
qui se cacherait dans les éléments. La vie dont il s’agit n’est pas un
fonctionnement biologique ; la vie dont parle Jésus est une réalité
spirituelle qui transcende infiniment ce que la médecine peut décrire des
mécanismes organiques.
« Moi,
je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de
ce pain, il vivra éternellement » (Jn 6, 51). Si Jésus parlait ici d’une
activité cellulaire indéfinie, il faudrait constater que ceux qui communient ne
meurent jamais… faute de quoi on devrait conclure que Jésus a menti. Mais ce
n’est pas cela qui est en jeu ; d’ailleurs, survivre indéfiniment dans
cette existence terrestre n’aurait pas tellement d’intérêt. Jésus évoque ici
une vie qui est d’un autre ordre, une vie dont on peut avoir l’intuition et
même voir le commencement dès ici-bas ; mais cette vie-là se déploie dans
une tout autre dimension. Cette « eau vivante », promise à la
Samaritaine, évoque le don de la foi ; ce « pain vivant » semble
désigner l’eucharistie ; le « sacrifice vivant » dont parlait
saint Paul paraît résumer toute la vie chrétienne. Peut-on préciser ?
« Eau vivante »,
« pain vivant », « sacrifice vivant ». Jésus donne sans
doute la clef de toutes ces expressions inhabituelles lorsqu’il explique :
« Le
pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde » (Jn 6,
51). Donner une chair, c’est célébrer un sacrifice. Toute la mentalité antique
connaît cela qui constitue la religiosité universelle. Mais, avec tous les
paradoxes que cela implique, donner une chair vivante, célébrer un « sacrifice
vivant », nourrir ses fidèles d’un « pain vivant », c’est
engager les hommes dans la logique d’un don de soi complet, et résolument
paradoxal : il s’agit de mourir pour vivre, de se sacrifier pour
s’épanouir : « qui
perd sa vie à cause de moi la trouvera » (Mt 10, 39). Par la foi, en ayant
reçu cette « eau vivante » au jour du baptême, chaque fidèle, nourri
du « pain vivant » de l’eucharistie, s’engage à devenir lui-même un
« sacrifice vivant ». Et cette vie dont on parle n’est pas une vie
qu’on conserve, une sorte de confort qui se poursuit indéfiniment dans les étroitesses
de notre condition terrestre. Cette vie n’est pas une vie qu’on possède
égoïstement, c’est une vie qu’on donne. Cette vie, c’est la charité.
Jésus a donné sa chair,
et cet acte de Jésus est un acte vivant. La preuve que c’est un acte vivant,
c’est qu’on le célèbre en chaque messe. Tout acte de charité que vous faites
est aussi un acte vivant, et la vie de cet acte n’est pas seulement l’énergie
musculaire, biologique, que vous y mettez. La vie d’un acte d’amour, c’est sa
valeur définitive devant Dieu, c’est sa valeur de foi baptismale et de charité
eucharistique. Et cela est vivant, parce que Dieu, qui est vivant, s’en
souviendra toujours.
Avec Elie, nous sommes
allés de la tentation de mourir au courage de vivre. Avec Jésus, nous allons du
confort de vivre à la charité de donner sa vie. Désormais, se perdre et s’épanouir
sont établis dans une surprenante coïncidence. Il s’agit maintenant de mourir
pour vivre – en découvrant que la vie n’est pas l’existence d’ici-bas, mais la
charité définitive. En donnant sa chair comme pain vivant, Jésus nous indique
cette logique que nous ne pouvions pas imaginer, qui nous entraîne au-delà de
nous-mêmes pour déployer une vitalité inconnue, la vitalité de l’amour. En
chaque messe, c’est cette logique que nous accueillons.
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