Nous achevons
aujourd’hui la lecture de Jn 6 (60-69) et il est temps de tirer un bilan
de ce grand enseignement eucharistique de Jésus. Pour nous y aider, le
lectionnaire nous propose de relire d’abord un bref extrait de la geste de la
conquête de la terre sainte (Jos 24, 1…18). La question qui se pose est la
suivante : le peuple, qui a déjà mille fois prouvé son infidélité depuis
la sortie d’Egypte (e.g. Ex 32),
a-t-il la force de s’engager désormais à ne servir que le Seigneur ? C’est
que l’attachement au vrai Dieu exige une exclusivité complète (on ne peut
adorer le Seigneur et un autre ;
« servir
deux maîtres »,
c’est ne pas servir le vrai maître [Mt 6, 24]). Est-ce prudent, de la part
d’un peuple aussi inconstant de prononcer un serment solennel, un engagement
irréversible en faveur du Seigneur ? La réponse, vous l’avez entendue, est
sans hésitation, d’une résolution touchante et naïve : « Plutôt mourir que
d’abandonner le Seigneur pour servir d’autres dieux ! » (Jos 24,
16). Il n’est pas nécessaire d’attendre longtemps pour constater l’échec de
cette promesse fanfaronne : peu de temps s’écoule entre ce dernier
chapitre du livre de Josué et le début du livre des Juges, pour que dès la mort
de Josué et de ses compagnons le péché d’idolâtrie revienne gangrener la vie
spirituelle d’Israël : « Alors les Israélites firent ce qui est mal aux
yeux du Seigneur et ils servirent les Baals » (Jg 2, 11). C’était couru
d’avance.
A la lumière de cet
échec bien prévisible, allons lire maintenant la conclusion de Jn 6.
Souvenons-nous du succès triomphal du début du chapitre : Jésus a
multiplié les pains, il a nourri les foules ; c’est l’enthousiasme :
on veut le faire roi (Jn 6, 15). Jésus se dérobe à cette victoire trop
facile, trop mondaine, mais les foules le suivent, le cherchent, le retrouvent
« parce
qu’elles ont mangé du pain et ont été rassasiées » (Jn 6, 26) –
c’est-à-dire : non parce qu’elles auraient compris, mais parce qu’elles
ont été fascinée. Le succès apparent semble se construire sur une incompréhension,
sur un malentendu : Jésus venait annoncer une exigence de charité jusqu’à
l’abnégation, jusqu’au sacrifice de soi et les foules ont été séduites parce
qu’elles y ont vu seulement le confort d’un bon repas qui ne leur avait rien
coûté ! Le quiproquo est complet et il faut bien que Jésus le lève. Il
utilise alors des expressions fortes, très fortes, trop fortes ; il parle
de donner sa chair ; il demande qu’on boive son sang. Jésus a parlé avec
une certaine violence. Il a commencé à vaincre la surdité de ses auditeurs
obnubilés par l’abondance du miracle.
Et où en sommes-nous,
maintenant que les foules commencent à comprendre ? Le résultat n’est pas
fameux. « Cette
parole est rude »
(Jn 6, 60) dit-on tout d’abord. Le terme reprend une disposition légale
d’Israël : une parole « rude » c’est un propos tellement
scandaleux que Moïse s’est réservé de le juger lui-même, personnellement,
retirant aux autres autorités établis de pouvoir décider contre son auteur
(Dt 1, 17 ; cf. Ex 18,
22). Une parole rude, c’est donc un blasphème particulièrement grave. Et Jésus
a bien compris que ses auditeurs étaient scandalisés (cf. Jn 6, 61). Le résultat quantitatif de ce discours est calamiteux :
« A partir
de ce moment, beaucoup de ses disciples s’en retournèrent et cessèrent de
l’accompagner »
(Jn 6, 66). Et l’hypothèse d’un départ des proches, des apôtres, est même
envisagée par Jésus qui prend le risque de rester complètement seul ; il
les met devant leur liberté : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » (Jn 6,
67). La réponse de Pierre, pleine d’empressement, n’est pas tellement
convaincante : « à qui irions-nous ? » (Jn 6, 68) ; c’est comme s’il
reconnaissait que, n’ayant pas mieux ailleurs, il préfère rester quand même ;
mais son degré de conviction est assurément comparable à celui qu’il mettait en
promettant fidélité à Jésus qui lui annonçait qu’il le renierait (Jn 13,
37-38). Pierre est comme cela ; Jésus le sait et ne lui en veut pas.
Si on résume : dans
la 1ère lecture, on a entendu un serment dont on sait qu’il a déjà
été maintes fois trahi et qu’il continuera à l’être dans l’avenir. Dans
l’évangile, on est passé de l’enthousiasme des foules à la déception, de la
ferveur à l’abandon ; on est passé de la conviction des disciples au
désarroi. Il semble qu’il suffise d’écouter Jésus pour être séduit et qu’il
suffise de le comprendre vraiment pour être dégoûté. Tout cela est très
fragile.
Ne pensons pas que ce
combat entre l’assentiment et le rejet soit celui des Hébreux dans les déserts
de Terre Sainte, celui des disciples sur les routes de Galilée ; ne
pensons pas qu’il n’est pas le nôtre. Ce combat, j’en sais qui doivent le
mener, à propos de l’eucharistie, tous les dimanches : ils ont découvert la
beauté du message d’amour de Jésus et ils ont été émus ; mais ils
comprennent que, pour aimer, il leur faut offrir une heure de leur temps de
loisir, une heure de leur grasse matinée… et là, ils renâclent ; ce n’est
pas qu’ils ne sont pas d’accord, mais ils sont fatigués. Ils pensent qu’ils ne
sont pas devenus chrétiens pour que ça leur gâche leur dimanche matin !
Et puis il y a ceux qui viennent par lassitude, un peu comme saint Pierre, qui
ne savent pas quoi faire d’autre. Ceux-là sont fidèles, mais sans enthousiasme.
Il y a enfin ceux qui étaient intéressés par des valeurs chrétiennes de
générosité et de pardon, mais qui refusent explicitement la croix, qui ne
veulent pas croire que le pain devient vraiment le corps livré de Jésus.
Ceux-là quittent l’Eglise dont ils avaient pourtant apprécié certains discours.
Au terme de ce long
récit eucharistique, chacun peut se demander où il en est. Jésus est maintenant
déconsidéré, très vulnérable. On peut l’abandonner sans crainte ; c’est
même cela qui paraît le plus sensé. Ceux qui restent avec lui ne paraissent pas
avoir de très bonnes raisons. Alors, moi, qu’est-ce que je vais faire ? Au
seuil de la rentrée, c’est la décision qu’il faut prendre : ayant compris
quelle exigence de charité, sachant quelle promesse de grande et de petite
fidélité contient le rite eucharistique, quel chrétien serai-je ? Quelle
sera, de dimanche en dimanche, mon engagement ? Il faut se méfier d’une
générosité naïve et peu réfléchie. Maintenant, il faut se décider vraiment. Pour
aider votre choix, je ne dis pas que suivre Jésus est le plus simple ; je
dis seulement que ceux qui l’ont fait, au bout du compte, ne l’ont pas
regretté.
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