vendredi 14 août 2015

20e dimanche - année B


Une fameuse pièce de théâtre, qu’on étudiait autrefois en classe d’anglais, rapporte un étrange emprunt de trois mille ducats qui, en cas d’insolvabilité, serait remboursé par une livre de chair, prélevée par le créancier sur le corps du débiteur. L’aspect atroce d’un tel contrat paraît révoltant, mais indique cependant quelle était, au XVIe s. comme aujourd’hui, la brutalité des règles de la finance. Au moment où le créancier, ayant constaté que son débiteur ne le rembourserait pas, s’apprête, devant un juge, a exécuter la clause de sauvegarde, il s’entend objecter cet argument qu’il n’avait pas prévu : le contrat « ne t’accorde pas une goutte de sang : les termes sont explicites : ‘‘une livre de chair’’. Prends ce qui t’est dû ; prends ta livre de chair. Mais si, en la coupant, tu verses une seule goutte de sang chrétien, les lois de Venise ordonnent la confiscation de tes terres et de tes biens au profit de la république »[1].
Cette œuvre littéraire est, par contraste, un excellent commentaire de l’évangile que nous venons d’entendre. Jésus a dit – nous l’avons entendu dimanche dernier : « le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie » (Jn 6, 51). Jésus, qui donne sa chair, n’hésite pas à aller jusqu’au bout de son sacrifice : donner sa chair, cela veut dire également verser son sang.
« Celui qui mange ma chair et boit mon sang – dit Jésus – a la vie éternelle… En effet, ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson » (Jn 6, 54-55). Afin de ne pas sombrer dans l’horreur, et pour ne pas faire de l’eucharistie le vestige d’un rite cannibale, il convient de bien comprendre ce qu’est manger la chair et boire le sang du Christ. La chair est une réalité complexe ; si on la regarde d’une façon extérieure, on peut considérer la chair comme une simple matière. Mais si on prend conscience que cette matière est sensible, qu’elle perçoit ce qui nous est extérieur, qu’elle est animée et vivante, on découvre alors que la chair n’est pas une simple matière au même titre qu’un caillou ou un bout de bois. La chair est, pour un homme, ce qui constitue le seuil, la charnière entre son intériorité et son extériorité ; la chair est ce qui fait le lien entre le ressenti et l’action, entre ce que je perçois et ce que je fais. La chair est donc une instance personnelle mystérieuse, très intime et en même temps ouverte sur le monde. Le sang est, dans la représentation biblique, le siège de la vie. Dans un texte archaïque, le code sacrificiel d’Israël explique : « Oui, la vie de la chair est dans le sang. Ce sang, je vous l’ai donné, moi, pour faire sur l’autel le rite d’expiation pour vos vies » (Lv 17, 11). Le sang, c’est donc la vie de la chair, dans la mesure où cette vitalité peut être offerte en sacrifice.
En donnant sa chair, Jésus offre ce qu’il a de plus personnel, ce qui constitue son identité la plus propre ; il offre également toutes ses perceptions et toutes ses actions. En versant son sang, Jésus consacre sa vitalité afin d’expier pour nos vies. En recevant la chair de Jésus, nous sommes introduits dans son intimité d’une manière tellement radicale qu’il n’est pas possible de penser une unité plus étroite. En recevant le sang de Jésus, nous voyons cet insurpassable témoignage d’amour dans lequel sa vie devient aussi notre vie. Entrer ainsi dans la vie de Jésus ne peut se faire de manière routinière, par « étourderie » (Pr 9, 6) ou par ignorance. Si, de la part de Jésus, donner sa chair et verser son sang constituent un acte de charité et de sagesse, de notre part également, adorer et recevoir la chair et le sang du Christ, ne peut se faire que par amour, avec intelligence et lucidité.
C’est un fait que j’ai fréquemment constaté, et qui me déconcerte souvent : les catholiques sont peu nombreux à savoir que communier est un acte de charité. Tout le monde comprend que Jésus est mort sur la croix par amour ; tout le monde comprend que le repas eucharistique contient, sacramentellement, cet amour par lequel Jésus s’est laissé conduire au supplice. Mais peu en tirent cette conséquence pourtant tellement évidente et nécessaire : communier au corps du Seigneur, c’est répondre par amour à cet amour qu’il nous a accordé. Venir à la messe signifie poser un acte de charité envers Dieu, envers le Christ et envers l’Eglise et cet acte d’amour engage tout fidèle dans l’exigence d’une charité universelle. Le plus souvent, on voit la messe dominicale comme une bonne habitude (et ce n’est pas complètement faux : il vaut mieux avoir l’habitude de venir à la messe le dimanche) ; ou bien on voit la messe dominicale comme un devoir (et là encore, ce n’est pas complètement faux : l’Eglise insiste sur la nécessité de pratiquer chaque semaine). Mais cette habitude et ce devoir n’ont de sens que parce qu’il s’agit d’une question de charité et que la charité est la réalité moralement la plus décisive. Quand le Christ donne le commandement de l’amour (« aimez-vous les uns les autres » ; Jn 13, 34) et quand l’Eglise donne le commandement de venir à l’eucharistie, il s’agit d’un même commandement. Lorsque la sagesse invite les égarés (« Venez, mangez de mon pain » ; Pr 9, 5) et lorsque l’Eglise invite les fidèles à la messe, il s’agit de la même invitation.
L’acte le plus intelligent et le plus charitable que nous posons dans notre semaine de chrétien, c’est de venir à la messe, et, pour ceux qui le peuvent, c’est de communier. C’est l’acte le plus intelligent parce que c’est de l’eucharistie que découle toute notre lecture du monde et de notre propre vie. C’est en rapportant toutes nos actions à l’offrande du Christ que nous pouvons savoir où nous en sommes de notre conversion (souvent, pas très loin !) C’est en voyant le Christ se consacrer ainsi totalement au salut des hommes que nous savons quel est notre prix à ses yeux. C’est devant l’eucharistie que saint Paul a compris cette vérité décisive qui est la source de toute sa sagesse : « le Fils de Dieu m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2, 20). Communier est aussi l’acte le plus charitable, car c’est à cette source eucharistique que nous puisons la force d’aimer nos proches, d’aimer nos amis, d’aimer ceux qui nous énervent, d’aimer nos ennemis, d’aimer ceux que nous ignorons. Chaque dimanche, nous communions parce que nous aimons Dieu ; chaque dimanche, nous communions pour aimer nos frères.
L’enjeu de toute cette affaire, Jésus nous l’indique, c’est la vie éternelle : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle » (Jn 6, 54). Vivre éternellement est aussi un acte d’amour, puisque la charité est la seule de nos vertus qui demeurera après notre mort (1Co 13, 8-13). Au ciel, nous n’aurons plus besoin de croire, nous verrons Dieu ; nous n’aurons plus besoin d’espérer, nous serons comblés de toute joie. Mais au ciel nous serons aimés et nous aimerons : c’est cet amour définitif que nous anticipons dans chaque eucharistie. Dans quelques instants, nous adorerons la présence du corps et du sang du Christ ; faisons de cette adoration un acte conscient de charité. Et ceux d’entre vous qui communierez, recevez lucidement cet amour du Christ qui viendra fortifier en vous, tout au long de la semaine, vos actes d’abnégation, de courage et de service. En faisant cela, vraiment, vous avez la vie éternelle.




[1] W. Shakespeare, Le marchand de Venise, Acte IV, scène 1.  

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