Une fameuse pièce de
théâtre, qu’on étudiait autrefois en classe d’anglais, rapporte un étrange
emprunt de trois mille ducats qui, en cas d’insolvabilité, serait remboursé par
une livre de chair, prélevée par le créancier sur le corps du débiteur. L’aspect
atroce d’un tel contrat paraît révoltant, mais indique cependant quelle était,
au XVIe s. comme aujourd’hui, la brutalité des règles de la finance.
Au moment où le créancier, ayant constaté que son débiteur ne le rembourserait
pas, s’apprête, devant un juge, a exécuter la clause de sauvegarde, il s’entend
objecter cet argument qu’il n’avait pas prévu : le contrat « ne t’accorde
pas une goutte de sang : les termes sont explicites : ‘‘une livre de
chair’’. Prends ce qui t’est dû ; prends ta livre de chair. Mais si, en la
coupant, tu verses une seule goutte de sang chrétien, les lois de Venise
ordonnent la confiscation de tes terres et de tes biens au profit de la
république »[1].
Cette œuvre littéraire
est, par contraste, un excellent commentaire de l’évangile que nous venons
d’entendre. Jésus a dit – nous l’avons entendu dimanche dernier : « le pain que je
donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie » (Jn 6,
51). Jésus, qui donne sa chair, n’hésite pas à aller jusqu’au bout de son
sacrifice : donner sa chair, cela veut dire également verser son sang.
« Celui
qui mange ma chair et boit mon sang – dit Jésus – a la vie éternelle… En effet, ma chair
est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson » (Jn 6,
54-55). Afin de ne pas sombrer dans l’horreur, et pour ne pas faire de
l’eucharistie le vestige d’un rite cannibale, il convient de bien comprendre ce
qu’est manger la chair et boire le sang du Christ. La chair est
une réalité complexe ; si on la regarde d’une façon extérieure, on peut
considérer la chair comme une simple matière. Mais si on prend conscience que
cette matière est sensible, qu’elle perçoit ce qui nous est extérieur, qu’elle
est animée et vivante, on découvre alors que la chair n’est pas une simple
matière au même titre qu’un caillou ou un bout de bois. La chair est, pour un
homme, ce qui constitue le seuil, la charnière entre son intériorité et son
extériorité ; la chair est ce qui fait le lien entre le ressenti et
l’action, entre ce que je perçois et ce que je fais. La chair est donc une instance
personnelle mystérieuse, très intime et en même temps ouverte sur le monde. Le
sang est, dans la représentation biblique, le siège de la vie. Dans un texte
archaïque, le code sacrificiel d’Israël explique : « Oui, la vie de la chair
est dans le sang. Ce sang, je vous l’ai donné, moi, pour faire sur l’autel le
rite d’expiation pour vos vies » (Lv 17, 11). Le sang, c’est donc la vie de la
chair, dans la mesure où cette vitalité peut être offerte en sacrifice.
En donnant sa chair,
Jésus offre ce qu’il a de plus personnel, ce qui constitue son identité la plus
propre ; il offre également toutes ses perceptions et toutes ses actions.
En versant son sang, Jésus consacre sa vitalité afin d’expier pour nos vies. En
recevant la chair de Jésus, nous sommes introduits dans son intimité d’une
manière tellement radicale qu’il n’est pas possible de penser une unité plus
étroite. En recevant le sang de Jésus, nous voyons cet insurpassable témoignage
d’amour dans lequel sa vie devient aussi notre vie. Entrer ainsi dans la vie de
Jésus ne peut se faire de manière routinière, par « étourderie » (Pr 9, 6)
ou par ignorance. Si, de la part de Jésus, donner sa chair et verser son sang
constituent un acte de charité et de sagesse, de notre part également, adorer
et recevoir la chair et le sang du Christ, ne peut se faire que par amour, avec
intelligence et lucidité.
C’est un fait que j’ai
fréquemment constaté, et qui me déconcerte souvent : les catholiques sont
peu nombreux à savoir que communier est un acte de charité. Tout le monde
comprend que Jésus est mort sur la croix par amour ; tout le monde
comprend que le repas eucharistique contient, sacramentellement, cet amour par
lequel Jésus s’est laissé conduire au supplice. Mais peu en tirent cette
conséquence pourtant tellement évidente et nécessaire : communier au corps
du Seigneur, c’est répondre par amour à cet amour qu’il nous a accordé. Venir à
la messe signifie poser un acte de charité envers Dieu, envers le Christ et
envers l’Eglise et cet acte d’amour engage tout fidèle dans l’exigence d’une charité
universelle. Le plus souvent, on voit la messe dominicale comme une bonne
habitude (et ce n’est pas complètement faux : il vaut mieux avoir
l’habitude de venir à la messe le dimanche) ; ou bien on voit la messe
dominicale comme un devoir (et là encore, ce n’est pas complètement faux :
l’Eglise insiste sur la nécessité de pratiquer chaque semaine). Mais cette
habitude et ce devoir n’ont de sens que parce qu’il s’agit d’une question de
charité et que la charité est la réalité moralement la plus décisive. Quand le
Christ donne le commandement de l’amour (« aimez-vous les uns les autres » ;
Jn 13, 34) et quand l’Eglise donne le commandement de venir à
l’eucharistie, il s’agit d’un même commandement. Lorsque la sagesse invite les
égarés (« Venez,
mangez de mon pain » ;
Pr 9, 5) et lorsque l’Eglise invite les fidèles à la messe, il s’agit de
la même invitation.
L’acte le plus
intelligent et le plus charitable que nous posons dans notre semaine de
chrétien, c’est de venir à la messe, et, pour ceux qui le peuvent, c’est de
communier. C’est l’acte le plus intelligent parce que c’est de l’eucharistie
que découle toute notre lecture du monde et de notre propre vie. C’est en
rapportant toutes nos actions à l’offrande du Christ que nous pouvons savoir où
nous en sommes de notre conversion (souvent, pas très loin !) C’est en
voyant le Christ se consacrer ainsi totalement au salut des hommes que nous
savons quel est notre prix à ses yeux. C’est devant l’eucharistie que saint
Paul a compris cette vérité décisive qui est la source de toute sa
sagesse : « le
Fils de Dieu m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2, 20). Communier est
aussi l’acte le plus charitable, car c’est à cette source eucharistique que
nous puisons la force d’aimer nos proches, d’aimer nos amis, d’aimer ceux qui
nous énervent, d’aimer nos ennemis, d’aimer ceux que nous ignorons. Chaque
dimanche, nous communions parce que nous aimons Dieu ; chaque dimanche,
nous communions pour aimer nos frères.
L’enjeu de toute cette
affaire, Jésus nous l’indique, c’est la vie éternelle : « Celui qui mange ma
chair et boit mon sang a la vie éternelle » (Jn 6, 54). Vivre éternellement
est aussi un acte d’amour, puisque la charité est la seule de nos vertus qui
demeurera après notre mort (1Co 13, 8-13). Au ciel, nous n’aurons plus
besoin de croire, nous verrons Dieu ; nous n’aurons plus besoin d’espérer,
nous serons comblés de toute joie. Mais au ciel nous serons aimés et nous
aimerons : c’est cet amour définitif que nous anticipons dans chaque
eucharistie. Dans quelques instants, nous adorerons la présence du corps et du
sang du Christ ; faisons de cette adoration un acte conscient de charité.
Et ceux d’entre vous qui communierez, recevez lucidement cet amour du Christ
qui viendra fortifier en vous, tout au long de la semaine, vos actes
d’abnégation, de courage et de service. En faisant cela, vraiment, vous avez la
vie éternelle.
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