« Si
notre cœur nous accuse, Dieu est plus grand que notre cœur » (1Jn 3,
20). En disant cela, saint Jean dénonce l’un des fléaux les plus ruineux pour
la vie spirituelle, ce qu’on appelle la mauvaise culpabilité, le remords, qui
peut aussi chez certains prendre la forme du scrupule. La vérité profonde de
notre foi consiste à croire que, dans sa mort et sa résurrection, Jésus nous a
libérés de nos péchés ; Jésus m’a libéré de mes péchés. L’auteur de
l’épître aux Hébreux dit la même chose en d’autres termes : il a « purifié notre
conscience des œuvres mortes pour que nous rendions un culte à Dieu
vivant »
(He 9, 14). Nous sommes purifiés, nous sommes pardonnés : voilà la
certitude fondatrice des premiers chrétiens ; voilà le socle spirituel sur
lequel s’est édifié toute notre religion.
Mais, il faut bien le
reconnaître, cette libération que le Christ a accomplie, nous avons parfois du
mal à y croire. Notre cœur reste prisonnier de ses étroitesses. Notre cœur est
mesquin, dur ; c’est un cœur de pierre qui a du mal à pardonner aux autres
et plus de mal encore à se pardonner à lui-même.
A moins d’avoir vécu
comme Dominique Savio, comme Louis de Gonzague ou Thérèse de l’Enfant Jésus,
nous avons tous commis des actes que nous désapprouvons aujourd’hui, nous avons
fait des erreurs dans notre vie passée ; et, nous le savons bien, nous ne
sommes pas à l’abri d’erreurs futures. Et nous voyons bien tout cela, avec un
peu de lucidité. En nous souvenant de ces fautes anciennes, en craignant nos
lâchetés à venir, il peut arriver que nous nous soyons résignés dans notre
culpabilité. J’entends parfois des gens dire : « J’ai fait cela et je
ne me le pardonnerai jamais ». Voilà bien une phrase qui n’est pas
chrétienne. Qui sommes-nous pour nous constituer en norme de la miséricorde, en
mesure du pardon ? Qui sommes-nous pour décider ce qui peut être pardonné
et ce qui sera retenu ? Qui sommes-nous pour décréter contre nous-mêmes
(alors que Dieu veut nous sauver) une culpabilité éternelle ? Nous ne
sommes que des pécheurs lassés de nos péchés. Mais la vérité c’est que Dieu n’a
jamais dit à un homme : « Tu as fait cela, et je ne te le pardonnerai
jamais ». Le Christ, qui n’a jamais péché, qui n’a jamais été complice du
mal, l’Innocent, est aussi celui qui n’a jamais renoncé à pardonner les péchés.
Au contraire, même lorsque ces péchés le blessaient, lui, personnellement, il
se tourne vers Dieu pour prier et demander : « Père, pardonne-leur » (Lc 23,
34). Si le Christ nous pardonne alors que nous le tuons dans des souffrances
terribles, comme osons-nous refuser de nous pardonner à nous-mêmes ? Ce
serait une attitude incohérente. J’irais même jusqu’à dire que ce serait un
blasphème ; pour employer les images de saint Jean : ce serait une
œuvre du diable.
Car, dans la théologie
de saint Jean, cette forme de désespoir est l’une des stratégies les plus
destructrices du tentateur : c’est bien le diable qui nous accuse, « jour et nuit » (Ap 12,
10), tandis que Dieu nous pardonne. Le combat spirituel se joue ainsi en
nous-mêmes. Le diable nous dévalorise à nos propres yeux, essayant de nous
désespérer, nous montrant notre médiocrité, nous suggérant des pensées
d’angoisse et de honte ; il veut que nous fixions par nous-mêmes la limite
de la miséricorde, afin que nous décidions ensuite de nous en exclure par
découragement. Pendant ce temps, Dieu veut nous sauver, nous relever, nous
remettre debout, nous rendre notre dignité. Le Christ veut nous réhabiliter à
nos propres yeux. Il nous montre combien il nous aime, il nous affirme que sa
miséricorde est infinie et que nos péchés sont pardonnés. C’est pourquoi saint
Jean désigne le Christ de ce beau nom d’Avocat, de « Paraclet » (Jn 14,
16 ; 1Jn 2, 1), de Défenseur (cf. Job 19,
25) : Jésus plaide littéralement notre cause, contre notre désespoir s’il
le faut. Agité ainsi par les tentations de découragement, d’une part, et les
exhortations, d’autre part, notre cœur a le choix. Soit nous nous laissons
aller à notre lâcheté habituelle et nous nous accusons nous-mêmes. Soit nous
préférons écouter Dieu et nous faisons confiance à sa bonté plutôt qu’à nos
limites. C’est à cela que nous invite saint Jean : notre cœur aurait beau
nous accuser, nous devons nous souvenir que Dieu, lui, est plus grand que notre
cœur. Que sa miséricorde ait le dernier mot.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.