Depuis qu’a été commise
cette incroyable faute, alors que Dieu nous offrait un paradis spirituel, faute
incompréhensible et lamentable, nous avons été chassés (ou plutôt : nous
nous sommes exclus) de ce qui devait être le lieu de notre bonheur. Avant la
faute, si peu que cela ait duré, l’homme savait trouver en lui-même la joie,
parce qu’il savait que son âme était habitée par Dieu ; il savait que sa
conscience était un sanctuaire où il pouvait s’entretenir avec son Créateur.
Aussi, il ne faut pas, je crois, se représenter le paradis comme un
« lieu » extérieur, mais voir plutôt que l’homme trouvait son paradis
dans son cœur ; l’essentiel de sa vie était une joie spirituelle intime.
Mais, une fois la faute commise, l’homme a quitté ce paradis spirituel ;
ne voulant plus trouver en lui-même le bonheur d’être avec Dieu, l’homme s’est
mis à vivre hors de lui-même, hors de son propre cœur. Désormais captivé par ce
qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il mange, l’homme identifie le réel avec ce
qu’il perçoit au-dehors et ne consacre plus un instant à ce qui se passe en lui.
Cette situation est bien celle dans laquelle vivent la plupart des hommes,
toujours intéressés par ce qui arrive dans le monde ; le regard obnubilé
par d’incessantes images, nous vivons aujourd’hui fascinés par nos écrans,
incapables de rentrer tant soit peu en nous-mêmes pour y consulter notre conscience.
En venant sauver les
hommes, le Christ a bien vu qu’il y avait là un grand désordre. S’il voulait
ramener les hommes vers le paradis perdu – et tel était bien son but – il
fallait d’abord qu’il indique aux hommes le chemin de leur conscience, qu’il
leur montre comment rentrer en eux-mêmes. Pour cela, il devait les prendre là
où ils étaient, dispersés au-dehors, pour les réorienter vers une vie
intérieure. C’est précisément cela qu’on appelle les sacrements. Un sacrement
est une réalité extérieure, visible, audible, mangeable même, dont toute la
réalité, toute la finalité est de nous conduire au-dedans de nous-mêmes pour y
retrouver Dieu. Ce n’est pas un hasard si plusieurs sacrements sont appelés du
nom d’une attitude intérieure : le baptême, cet usage d’eau matérielle
accompagné d’une parole, est désigné comme sacrement
de la foi. La grâce de la foi ainsi reçue est purement intérieure, bien
sûr. Le rite est extérieur, observable, ce qui permet de conserver des photos
du baptême ; mais si l’on ne conserve d’un baptême que des photos, le sens
du rite est manqué. Ce qu’il faut conserver d’un baptême, c’est la foi. Vous
vivez également ces jours-ci le sacrement
de la pénitence ; la pénitence aussi est une attitude intérieure, une
tristesse lucide devant notre médiocrité et l’engagement sincère de nous
convertir. Le rite est un acte extérieur et, bien qu’il soit entouré d’une
absolue discrétion, il faut bien échanger avec le prêtre quelques paroles. Mais
ce que vous dites au prêtre, ce que le prêtre vous dit, et en particulier
l’absolution qu’il vous donne, n’a de réalité que parce que le rite vous permet
de retrouver le chemin de votre conscience, illuminée à nouveau par la grâce du
Christ.
Mais je dois surtout
parler du sacrement de l’eucharistie, dont nous célébrons aujourd’hui
l’institution. Parmi les noms de l’eucharistie, je veux retenir celui de sacrement de la charité. La charité, je
n’ai pas besoin de vous l’apprendre, est une attitude du cœur. On peut entendre
en deux sens complémentaires ce sacrement de la charité. Il s’agit tout d’abord
de la charité de celui qui célèbre : le Christ, en consacrant son corps
livré et son sang versé voulait indiquer à ses apôtres dans quelles
dispositions d’amour et d’offrande il allait mourir le lendemain. Le prêtre qui
célèbre aujourd’hui n’a pas d’autre intention que celle du Christ lorsqu’il
consacre le corps et le sang : chaque messe qu’il vous offre est le signe
de sa charité pastorale, de son amour de prêtre envers l’Eglise. Mais le
sacrement de la charité désigne aussi l’attitude de celui qui communie. On ne
peut s’approcher de l’eucharistie si ce n’est pour affirmer, par ce geste de la
communion, que l’on veut grandir dans l’amour de ses frères, de l’Eglise et de
tous les hommes. Il serait illogique de communier sans amour ; au
contraire, c’est par amour que nous communions. Recevoir visiblement le corps
du Christ a du sens dans la mesure où ce geste est le signe d’un amour d’où
nous n’excluons personne. Communier est l’acte de charité par excellence. C’est
à la source eucharistique que notre cœur, naturellement étroit et frileux, peut
devenir vraiment charitable envers tous les hommes. Ainsi, communier est,
chrétiennement, le contraire de l’égoïsme. On peut aussi adorer
l’eucharistie ; contempler le Christ présent, ce n’est pas se laisser
fasciner par un écran ; c’est voir l’amour dont le Christ aime chaque
homme, et voir, en nous-mêmes, comment nous aussi pourrions mieux aimer.
Nous étions exilés hors
de nous-mêmes, nous vivions loin de notre cœur. Mais en nous créant, Dieu,
précisément, nous avait donné un cœur pour que ce soit notre paradis, pour que
ce cœur soit le lieu intime d’une vraie rencontre. Alors que nous avions fui
hors de nous-mêmes, il fallait donc que Dieu nous montre un chemin qui nous
fasse rentrer en nous-mêmes : un peu d’eau fait de notre cœur le lieu de
la foi ; quelques paroles courageuses et franches font de notre cœur le
lieu de la pénitence ; un fragment de pain, une gorgée de vin font de
notre cœur le lieu de la charité. Dans le réconfort de croire, dans la joie
d’être pardonné, dans la ferveur d’aimer, nous avons retrouvé le chemin d’un
paradis : non pas un lieu de confort et de délices matérielles en dehors
de nous-mêmes, mais une conscience intime et lumineuse où Dieu réside vraiment.
Nous avons donc le
choix : nous pouvons vivre à l’extérieur, rechercher dans les bruits et
les images, dans le vacarme du monde de quoi assourdir nos angoisses ;
nous pouvons poursuivre sans cesse des plaisirs extérieurs et cherchant
toujours plus nouveau ou plus fort, nous abrutir de bien-être matériel. Tout le
monde fait comme cela, après tout. Mais on peut également choisir, par une vie
sacramentelle, de revenir de temps en temps à ce paradis dont le Christ nous a
indiqué le chemin, ce paradis qu’il a rouvert pour nous. Nous pouvons entrer en
nous-mêmes, nous tenir dans notre conscience en présence du Seigneur :
croire en conscience, espérer en conscience, en conscience aimer tous les
hommes, en conscience trouver Dieu. Et si c’était cela, le bonheur ? Tel
est le chemin des sacrements que l’Eglise célèbre pour que les hommes
retrouvent en eux-mêmes une joie dont ils s’étaient éloignés. Sur ce chemin le
Christ nous accompagne, car il est lui-même le chemin, la vérité et la vie.
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