jeudi 2 avril 2015

Jeudi Saint

Depuis qu’a été commise cette incroyable faute, alors que Dieu nous offrait un paradis spirituel, faute incompréhensible et lamentable, nous avons été chassés (ou plutôt : nous nous sommes exclus) de ce qui devait être le lieu de notre bonheur. Avant la faute, si peu que cela ait duré, l’homme savait trouver en lui-même la joie, parce qu’il savait que son âme était habitée par Dieu ; il savait que sa conscience était un sanctuaire où il pouvait s’entretenir avec son Créateur. Aussi, il ne faut pas, je crois, se représenter le paradis comme un « lieu » extérieur, mais voir plutôt que l’homme trouvait son paradis dans son cœur ; l’essentiel de sa vie était une joie spirituelle intime. Mais, une fois la faute commise, l’homme a quitté ce paradis spirituel ; ne voulant plus trouver en lui-même le bonheur d’être avec Dieu, l’homme s’est mis à vivre hors de lui-même, hors de son propre cœur. Désormais captivé par ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il mange, l’homme identifie le réel avec ce qu’il perçoit au-dehors et ne consacre plus un instant à ce qui se passe en lui. Cette situation est bien celle dans laquelle vivent la plupart des hommes, toujours intéressés par ce qui arrive dans le monde ; le regard obnubilé par d’incessantes images, nous vivons aujourd’hui fascinés par nos écrans, incapables de rentrer tant soit peu en nous-mêmes pour y consulter notre conscience.

En venant sauver les hommes, le Christ a bien vu qu’il y avait là un grand désordre. S’il voulait ramener les hommes vers le paradis perdu – et tel était bien son but – il fallait d’abord qu’il indique aux hommes le chemin de leur conscience, qu’il leur montre comment rentrer en eux-mêmes. Pour cela, il devait les prendre là où ils étaient, dispersés au-dehors, pour les réorienter vers une vie intérieure. C’est précisément cela qu’on appelle les sacrements. Un sacrement est une réalité extérieure, visible, audible, mangeable même, dont toute la réalité, toute la finalité est de nous conduire au-dedans de nous-mêmes pour y retrouver Dieu. Ce n’est pas un hasard si plusieurs sacrements sont appelés du nom d’une attitude intérieure : le baptême, cet usage d’eau matérielle accompagné d’une parole, est désigné comme sacrement de la foi. La grâce de la foi ainsi reçue est purement intérieure, bien sûr. Le rite est extérieur, observable, ce qui permet de conserver des photos du baptême ; mais si l’on ne conserve d’un baptême que des photos, le sens du rite est manqué. Ce qu’il faut conserver d’un baptême, c’est la foi. Vous vivez également ces jours-ci le sacrement de la pénitence ; la pénitence aussi est une attitude intérieure, une tristesse lucide devant notre médiocrité et l’engagement sincère de nous convertir. Le rite est un acte extérieur et, bien qu’il soit entouré d’une absolue discrétion, il faut bien échanger avec le prêtre quelques paroles. Mais ce que vous dites au prêtre, ce que le prêtre vous dit, et en particulier l’absolution qu’il vous donne, n’a de réalité que parce que le rite vous permet de retrouver le chemin de votre conscience, illuminée à nouveau par la grâce du Christ.

Mais je dois surtout parler du sacrement de l’eucharistie, dont nous célébrons aujourd’hui l’institution. Parmi les noms de l’eucharistie, je veux retenir celui de sacrement de la charité. La charité, je n’ai pas besoin de vous l’apprendre, est une attitude du cœur. On peut entendre en deux sens complémentaires ce sacrement de la charité. Il s’agit tout d’abord de la charité de celui qui célèbre : le Christ, en consacrant son corps livré et son sang versé voulait indiquer à ses apôtres dans quelles dispositions d’amour et d’offrande il allait mourir le lendemain. Le prêtre qui célèbre aujourd’hui n’a pas d’autre intention que celle du Christ lorsqu’il consacre le corps et le sang : chaque messe qu’il vous offre est le signe de sa charité pastorale, de son amour de prêtre envers l’Eglise. Mais le sacrement de la charité désigne aussi l’attitude de celui qui communie. On ne peut s’approcher de l’eucharistie si ce n’est pour affirmer, par ce geste de la communion, que l’on veut grandir dans l’amour de ses frères, de l’Eglise et de tous les hommes. Il serait illogique de communier sans amour ; au contraire, c’est par amour que nous communions. Recevoir visiblement le corps du Christ a du sens dans la mesure où ce geste est le signe d’un amour d’où nous n’excluons personne. Communier est l’acte de charité par excellence. C’est à la source eucharistique que notre cœur, naturellement étroit et frileux, peut devenir vraiment charitable envers tous les hommes. Ainsi, communier est, chrétiennement, le contraire de l’égoïsme. On peut aussi adorer l’eucharistie ; contempler le Christ présent, ce n’est pas se laisser fasciner par un écran ; c’est voir l’amour dont le Christ aime chaque homme, et voir, en nous-mêmes, comment nous aussi pourrions mieux aimer.

Nous étions exilés hors de nous-mêmes, nous vivions loin de notre cœur. Mais en nous créant, Dieu, précisément, nous avait donné un cœur pour que ce soit notre paradis, pour que ce cœur soit le lieu intime d’une vraie rencontre. Alors que nous avions fui hors de nous-mêmes, il fallait donc que Dieu nous montre un chemin qui nous fasse rentrer en nous-mêmes : un peu d’eau fait de notre cœur le lieu de la foi ; quelques paroles courageuses et franches font de notre cœur le lieu de la pénitence ; un fragment de pain, une gorgée de vin font de notre cœur le lieu de la charité. Dans le réconfort de croire, dans la joie d’être pardonné, dans la ferveur d’aimer, nous avons retrouvé le chemin d’un paradis : non pas un lieu de confort et de délices matérielles en dehors de nous-mêmes, mais une conscience intime et lumineuse où Dieu réside vraiment.
Nous avons donc le choix : nous pouvons vivre à l’extérieur, rechercher dans les bruits et les images, dans le vacarme du monde de quoi assourdir nos angoisses ; nous pouvons poursuivre sans cesse des plaisirs extérieurs et cherchant toujours plus nouveau ou plus fort, nous abrutir de bien-être matériel. Tout le monde fait comme cela, après tout. Mais on peut également choisir, par une vie sacramentelle, de revenir de temps en temps à ce paradis dont le Christ nous a indiqué le chemin, ce paradis qu’il a rouvert pour nous. Nous pouvons entrer en nous-mêmes, nous tenir dans notre conscience en présence du Seigneur : croire en conscience, espérer en conscience, en conscience aimer tous les hommes, en conscience trouver Dieu. Et si c’était cela, le bonheur ? Tel est le chemin des sacrements que l’Eglise célèbre pour que les hommes retrouvent en eux-mêmes une joie dont ils s’étaient éloignés. Sur ce chemin le Christ nous accompagne, car il est lui-même le chemin, la vérité et la vie.


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