vendredi 26 décembre 2014

Sainte Famille - année B

La présentation de Jésus au Temple (Lc 2, 22-40) est un épisode difficile à comprendre ; il se rattache à une législation commandée par Moïse dont le sens est austère et complexe. « Tu céderas au Seigneur tout être sorti le premier du sein maternel et toute la première portée des bêtes qui t’appartiennent : les mâles sont au Seigneur. Les premiers ânons mis bas, tu les rachèteras par une tête de petit bétail. Si tu ne les rachètes pas, tu leur briseras la nuque, mais tous les premiers-nés de l’homme, parmi tes fils, tu les rachèteras » (Ex 13, 12-13 ; cf. Lc 2, 23). Et comme le sens de ce texte est obscur, l’auteur biblique prévoit qu’un enfant demande rituellement une explication : « Lorsque ton fils te demandera demain : ‘‘Que signifie ceci ?’’, tu lui diras : ‘‘C’est par la force de sa main que le Seigneur nous a fait sortir d’Égypte, de la maison d’esclavage. Comme le Pharaon s’entêtait à ne pas nous laisser partir, le Seigneur fit périr tous les premiers-nés au pays d’Égypte, aussi bien les premiers-nés des hommes que les premiers-nés du bétail. Voilà pourquoi je sacrifie au Seigneur tout mâle sorti le premier du sein maternel et je rachète tout premier-né de mes fils’’ » (Ex 13, 14-15).
Le rachat des premiers nés est ainsi une coutume que la loi juive fait remonter à la sortie d’Egypte, à la Pâque de Moïse. La dernière des plaies, effrayante, avait fait mourir tous les premiers-nés, les animaux comme les hommes, les princes comme les enfants d’esclaves ; seuls les premiers-nés des hébreux avaient été épargnés par l’ange. Ce récit pascal est très étrange, mystérieux, et aussi choquant. Ce n’est pas le moment de l’expliquer aujourd’hui. Disons simplement que ce n’est pas tant le souvenir de la mort des fils des égyptiens qui est ainsi commémorée que le salut de tout le peuple.
Pour se souvenir que Dieu a été le libérateur des hébreux, les fils d’Israël avaient donc conservé l’habitude d’aller offrir symboliquement au Seigneur leur premier né et de présenter, à cette occasion, une modeste offrande matérielle. Ce sacrifice pouvait être fastueux dans les familles riches, et pauvre chez les gens simples : « un couple de tourterelles ou deux petites colombes » (Lv 12, 8 ; cf. Lc 2, 24). Le tarif n’est pas bien exigeant. En faisant ce geste, Marie et Joseph ne font rien d’autre que de se conformer à une pratique de leur temps et de leur religion. Ils expriment par ce geste rituel leur attachement à la loi de Moïse (Lc 2, 22 ; 39) et leur fidélité au Seigneur. Ils sont solidaires de leur peuple et de ses coutumes. C’est assez anodin, en fait.



Mais dans ce pieux usage, se produit alors quelque chose d’imprévisible : ce petit enfant que Marie et Joseph conduisent au Temple pour le racheter est celui qui va racheter toute l’humanité par le sang de sa croix. Celui pour qui ils vont offrir deux colombes en sacrifice est celui qui va s’offrir lui-même en sacrifice pour le salut de tous les hommes. Celui qui est ainsi présenté aux prêtres du Temple est en réalité le Seigneur, le Dieu de gloire et de majesté qui ne cesse pas de siéger à la droite de son Père bien qu’il se donne à voir dans une nature humaine semblable à la nôtre. Marie et Joseph ont déjà pressenti quelque chose de cet immense mystère ; mais ils viennent là, comme tout le monde, sans chercher à se faire remarquer. Et l’enfant Jésus, quoiqu’on en dise, était beau comme le sont tous les enfants – ni plus, ni moins. Il n’était pas auréolé de je ne sais quelle lumière surnaturelle. On ne voyait rien qu’un jeune couple et un nourrisson, rien de plus.
Il a fallu toute la lucidité spirituelle (Lc 2, 25) de Syméon pour voir dans ce spectacle attendrissant quelque chose de plus qu’une simple scène de joie familiale et religieuse. Lui a reconnu dans cet enfant plus qu’un enfant. Une tradition orientale bien attestée interprète avec justesse et audace l’action de cet homme juste : « il reçut [Jésus] dans ses bras et bénit Dieu » (Lc 2, 28). Il bénit Dieu qui est ce petit enfant. Et lorsque le saint homme dit : « Maintenant, Souverain Maître, tu peux, selon ta parole, laisser ton serviteur s’en aller en paix » (Lc 2, 29), il ne faut pas se le représenter tenant l’enfant dans ses bras et levant les yeux au ciel comme s’il s’adressait à un dieu des nuages. Car lorsqu’il reçoit Jésus, il n’a pas le réflexe de se tourner vers le Seigneur comme s’il était un autre que cet enfant. C’est à Jésus lui-même qu’il dit : « Maître » ; en Jésus il reconnaît celui qui lui a promis de le garder en vie jusqu’au jour de la rencontre. Une hymne en usage dans l’Eglise syrienne l’affirme très explicitement :

« Syméon vit le Fils de Dieu
et, dans sa joie, bondit à sa rencontre,
lui qui attendait que sa naissance se dévoilât
pour goûter la mort.
Celui qui est le Maître de la vie,
il le porte sur les paumes de ses mains
et le berce en lui demandant :
‘‘Maintenant, tu peux m’ôter la vie d’ici-bas’’ »[1].

Ce récit de la présentation de Jésus au Temple n’est donc pas un événement de la vie ordinaire. C’est ce que les premiers chrétiens appelaient une théophanie, une manifestation de Dieu. En venant dans le monde, l’enfant Jésus a fait connaître sa divinité de manière paradoxale, aux bergers, aux mages, à Syméon et Anne, aux docteurs de la loi ; de même, à la fin de l’évangile, Jésus fera reconnaître sa résurrection aux Apôtres, à Pierre, aux pèlerins d’Emmaüs, à Jacques, etc. Que furent ces événements ? En eux-mêmes, ils ne furent rien de tellement retentissant : la rencontre d’un enfant, la rencontre d’un homme. Dieu ne se donne à voir que dans l’ordinaire, dans le partage d’une intimité, une docilité spirituelle. N’allons pas le chercher ailleurs. Si nous pensons trouver Dieu dans des pratiques, et si nous sommes suffisamment délicats pour vivre les rites de la vie avec une vraie attention, alors nous aurons le cœur prêt à se laisser surprendre par l’inattendu de Dieu. Parfois, les cérémonies habituelles de notre vie chrétienne tournent un peu à la routine, la vie spirituelle se fatigue. On vient à l’Eglise pour une messe de plus, pour encore un baptême, et on ne pense même plus qu’on y vient rencontrer Dieu. Et c’est ce moment que le Seigneur choisit pour se révéler à nous. Dieu ne veut pas que nous quittions cette terre sans que nos yeux aient « vu le salut » (Lc 2, 30). Mais c’est dans l’inattendu du quotidien qu’il nous le montrera. Patience et lucidité, attention et discernement, voilà ce qu’il faut pour que Dieu nous surprenne et nous sauve ; il se montre à nous, brûlant d’amour derrière les pauvres rites de nos communautés paroissiales. Mais avec un peu d’émerveillement et de vigilance, avec un cœur pur, nous aussi, nous aurons le bonheur de voir Dieu (cf. Mt 5, 8).



[1] Cité par J. Lemarié, La manifestation du Seigneur, Lex Orandi n° 23, le Cerf, Paris, 1957 ; p. 464. 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.