vendredi 12 décembre 2014

3ème dimanche de l'Avent - année B


Selon toute vraisemblance, la première épître aux Thessaloniciens est le plus ancien texte chrétien que nous possédons. Rédigé vers 50-51 ap. J.C., cette belle exhortation est antérieure à la rédaction finale des évangiles et présente donc le message de Jésus dans sa réalité native, absolument originelle. Il est réconfortant alors de voir que la tonalité de cette lettre est une joie profonde. L’attitude chrétienne la plus fondamentale est la joie. En un verset d’une concision tout à fait explicite, le passage entendu nous l’indique clairement : « Réjouissez-vous toujours » (1Th 5, 16). Et ce verset est complété, explicité, par les deux commandements qui suivent : « Priez sans interruption » (v. 17), et : « Rendez grâce en toutes choses » (v. 18). Scrutons brièvement ces trois impératifs.

« Réjouissez-vous toujours ». Peut-on ordonner à quelqu’un de se réjouir ? Et, plus exigeant encore, peut-on ordonner à quelqu’un de se réjouir toujours ? La joie est un sentiment qui dépend de tellement de paramètres intimes et extérieurs. Peut-on commander à quelqu’un qui est plongé dans les épreuves et les angoisses de se réjouir ? Ne doit-on pas respecter son malheur et se faire discret, éviter même de se montrer trop content devant lui ? Ou bien alors faut-il penser que les Thessaloniciens à qui écrivait saint Paul étaient des insouciants, qui vivaient sans problèmes, de façon irresponsable au milieu des malheurs des autres ? Non, certes. Les premiers chrétiens savaient trop bien que leur foi dérangeait et ils portaient en eux-mêmes l’inquiétude de la persécution. Mais comment dire à des chrétiens persécutés : « Réjouissez-vous toujours » ? Il y a là un aspect particulièrement exigeant pour les chrétiens (et particulièrement agaçant pour les adversaires du christianisme) qui appartient à la prédication de Jésus lui-même : « Heureux êtes-vous, quand on vous insultera et persécutera » (Mt 5, 11). Cette joie insolente, au milieu des contestations, n’est pas une dérision, un mépris des persécuteurs ; c’est une certitude intime, une conviction de conscience : Dieu existe, Dieu nous aime, le Christ nous a sauvés. Et cette vérité peut bien être combattue par les épreuves de la vie ; elle ne peut pas être démentie. Certes, le chrétien n’est pas épargné par les malheurs, et lui-même fait, comme tous les autres, l’expérience austère et douloureuse du silence de Dieu, de l’absence de Dieu. Paul VI[1] n’hésitait pas à le rappeler : d’où le Seigneur serait-il plus absent que d’un camp de l’Allemagne nazie ? Et d’où vient alors cette exultation dans laquelle est mort Maximilien Kolbe, changeant le lieu du supplice en « antichambre de la vie éternelle » ?
« Priez sans interruption ». Là encore, le commandement est étrange. Faut-il, pour être chrétien, passer sa vie dans les dévotions, ne jamais quitter le silence de la chapelle, fuir toute occupation ? De toute évidence, ce n’est pas ainsi que vivaient les premiers chrétiens, et si certains avaient la tentation de se réfugier dans l’oisiveté, faisant de leur piété une belle façade pour dissimuler leur paresse, Paul n’hésitait pas à les reprendre vertement : « Travaillez de vos mains, comme nous vous l’avons ordonné » (1Th 4, 11) ; « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ! » (2Th 3, 10). Mais quelqu’un qui travaille peut-il prier sans cesse ? La prière continuelle que demande ici saint Paul (cf. Ep 6, 18) est la même que Jésus demandait : « Veillez donc et priez en tout temps » (Lc 21, 36). Il ne s’agit pas de se confire en piétés ostentatoires ; il s’agit, quoi qu’on fasse, d’être capable de s’unir à la bonté de Dieu. Ceux qui gagnent honnêtement leur vie en ayant le souci de la justice dans leur métier, ceux-là n’interrompent pas leur prière. Les parents qui éduquent patiemment leurs enfants, sans se laisser décourager par les difficultés ou les déceptions, mais en restant toujours attentifs et bienveillants, ceux-là n’interrompent pas leur prière. Ceux qui se reposent légitimement, d’une manière saine et profitable, afin de rester disponible ensuite pour le bien des autres, ceux-là non plus n’interrompent pas leur prière. Ils ont, en toute activité, cette joie profonde d’être unis au Christ par une attention, une vigilance évangélique qui est une constante lumière pour le cœur.
« Rendez grâce en toutes choses ». Rendre grâce, enfin, est-il toujours possible ? Faut-il remercier Dieu des malheurs qui nous surviennent ? Ou même : peut-on remercier Dieu quand des épreuves nous étouffent ? N’est-ce pas là rendre un culte à un dieu cruel ? Vous le comprenez, il ne s’agit pas de cela. Rendre grâce, dans le vocabulaire des premiers chrétiens, c’est surtout célébrer l’eucharistie. Le commandement que donne Paul signifie donc : faites de toutes les circonstances, joyeuses ou pénibles, de votre vie, la matière de l’eucharistie que vous célébrez. Cela est-il possible « en toutes choses » ? Oui. A l’eucharistie, nous pouvons venir avec nos pures joies, les bons moments, les bons souvenirs. Mais on peut également venir avec les angoisses, avec les souffrances : l’eucharistie, c’est le corps livré de Jésus, c’est le sang versé de Jésus. Ce sont toutes les douleurs que Jésus a endurées et exprimées en amour, toutes les souffrances qu’il a transfigurées en amour. Dans l’action de grâce, Jésus peut aussi transfigurer mes angoisses en espoirs. Mais il y a aussi mes péchés : puis-je faire de mes fautes, qui sont ma seule vraie tristesse, la matière de l’eucharistie ? On se trouve, là, au seuil de l’immense mystère de la miséricorde de Dieu : oui, je peux apporter aussi mes erreurs, mes lâchetés, mes trahisons, à l’eucharistie, en écoutant que le sang de Jésus est versé « pour la multitude en rémission des péchés ». Oui, je peux alors vraiment rendre grâce « en toutes choses », pour le bien, évidemment ; pour ma douleur, transfigurée dans la charité de la croix ; pour mes fautes, pardonnées dans le sang de Jésus.

Il y a cinquante ans, le Concile Vatican II indiquait l’essentiel de l’attitude chrétienne en nommant « la joie et l’espérance » ; « Gaudium et spes »[2]. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problèmes et qu’on vit dans un monde de béate gentillesse ; le Concile nomme aussi, immédiatement : « les tristesses et les angoisses ». Mais la joie reste première, fondamentale. Telle est la première grâce de l’évangile ; tel est aussi le premier commandement.




[1] Paul VI, Lettre apostolique Gaudete in Domino [9 mai 1975] ; IV. La joie dans le cœur des saints.

[2] Concile Vatican II, Constitution sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes [7 décembre 1965]

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