Selon toute
vraisemblance, la première épître aux Thessaloniciens est le plus ancien texte
chrétien que nous possédons. Rédigé vers 50-51 ap. J.C., cette belle
exhortation est antérieure à la rédaction finale des évangiles et présente donc
le message de Jésus dans sa réalité native, absolument originelle. Il est
réconfortant alors de voir que la tonalité de cette lettre est une joie
profonde. L’attitude chrétienne la plus fondamentale est la joie. En un verset
d’une concision tout à fait explicite, le passage entendu nous l’indique
clairement : « Réjouissez-vous
toujours »
(1Th 5, 16). Et ce verset est complété, explicité, par les deux
commandements qui suivent : « Priez sans interruption » (v. 17),
et : « Rendez
grâce en toutes choses » (v. 18). Scrutons brièvement ces trois impératifs.
« Réjouissez-vous
toujours ».
Peut-on ordonner à quelqu’un de se
réjouir ? Et, plus exigeant encore, peut-on ordonner à quelqu’un de se
réjouir toujours ? La joie est
un sentiment qui dépend de tellement de paramètres intimes et extérieurs.
Peut-on commander à quelqu’un qui est plongé dans les épreuves et les angoisses
de se réjouir ? Ne doit-on pas respecter son malheur et se faire discret,
éviter même de se montrer trop content devant lui ? Ou bien alors faut-il penser
que les Thessaloniciens à qui écrivait saint Paul étaient des insouciants, qui
vivaient sans problèmes, de façon irresponsable au milieu des malheurs des
autres ? Non, certes. Les premiers chrétiens savaient trop bien que leur
foi dérangeait et ils portaient en eux-mêmes l’inquiétude de la persécution.
Mais comment dire à des chrétiens persécutés : « Réjouissez-vous
toujours » ? Il y a là un aspect particulièrement exigeant pour les
chrétiens (et particulièrement agaçant pour les adversaires du christianisme)
qui appartient à la prédication de Jésus lui-même : « Heureux
êtes-vous, quand on vous insultera et persécutera » (Mt 5, 11). Cette
joie insolente, au milieu des contestations, n’est pas une dérision, un mépris
des persécuteurs ; c’est une certitude intime, une conviction de
conscience : Dieu existe, Dieu nous aime, le Christ nous a sauvés. Et
cette vérité peut bien être combattue par les épreuves de la vie ; elle ne
peut pas être démentie. Certes, le chrétien n’est pas épargné par les malheurs,
et lui-même fait, comme tous les autres, l’expérience austère et douloureuse du
silence de Dieu, de l’absence de Dieu. Paul VI[1]
n’hésitait pas à le rappeler : d’où le Seigneur serait-il plus absent que
d’un camp de l’Allemagne nazie ? Et d’où vient alors cette exultation dans
laquelle est mort Maximilien Kolbe, changeant le lieu du supplice en
« antichambre de la vie éternelle » ?
« Priez sans
interruption ».
Là encore, le commandement est étrange. Faut-il, pour être chrétien, passer sa
vie dans les dévotions, ne jamais quitter le silence de la chapelle, fuir toute
occupation ? De toute évidence, ce n’est pas ainsi que vivaient les
premiers chrétiens, et si certains avaient la tentation de se réfugier dans
l’oisiveté, faisant de leur piété une belle façade pour dissimuler leur
paresse, Paul n’hésitait pas à les reprendre vertement : « Travaillez
de vos mains, comme nous vous l’avons ordonné » (1Th 4, 11) ;
« Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non
plus ! » (2Th 3, 10). Mais quelqu’un qui travaille peut-il prier
sans cesse ? La prière continuelle que demande ici saint Paul (cf. Ep 6, 18) est la même que
Jésus demandait : « Veillez donc et priez en tout temps »
(Lc 21, 36). Il ne s’agit pas de se confire en piétés ostentatoires ;
il s’agit, quoi qu’on fasse, d’être capable de s’unir à la bonté de Dieu. Ceux
qui gagnent honnêtement leur vie en ayant le souci de la justice dans leur
métier, ceux-là n’interrompent pas leur prière. Les parents qui éduquent
patiemment leurs enfants, sans se laisser décourager par les difficultés ou les
déceptions, mais en restant toujours attentifs et bienveillants, ceux-là
n’interrompent pas leur prière. Ceux qui se reposent légitimement, d’une
manière saine et profitable, afin de rester disponible ensuite pour le bien des
autres, ceux-là non plus n’interrompent pas leur prière. Ils ont, en toute
activité, cette joie profonde d’être unis au Christ par une attention, une
vigilance évangélique qui est une constante lumière pour le cœur.
« Rendez grâce en toutes
choses ».
Rendre grâce, enfin, est-il toujours possible ? Faut-il remercier Dieu des
malheurs qui nous surviennent ? Ou même : peut-on remercier Dieu
quand des épreuves nous étouffent ? N’est-ce pas là rendre un culte à un
dieu cruel ? Vous le comprenez, il ne s’agit pas de cela. Rendre grâce,
dans le vocabulaire des premiers chrétiens, c’est surtout célébrer
l’eucharistie. Le commandement que donne Paul signifie donc : faites de
toutes les circonstances, joyeuses ou pénibles, de votre vie, la matière de l’eucharistie
que vous célébrez. Cela est-il possible « en toutes choses » ?
Oui. A l’eucharistie, nous pouvons venir avec nos pures joies, les bons
moments, les bons souvenirs. Mais on peut également venir avec les angoisses,
avec les souffrances : l’eucharistie, c’est le corps livré de Jésus, c’est
le sang versé de Jésus. Ce sont toutes les douleurs que Jésus a endurées et exprimées
en amour, toutes les souffrances qu’il a transfigurées en amour. Dans l’action
de grâce, Jésus peut aussi transfigurer mes angoisses en espoirs. Mais il y a
aussi mes péchés : puis-je faire de mes fautes, qui sont ma seule vraie
tristesse, la matière de l’eucharistie ? On se trouve, là, au seuil de
l’immense mystère de la miséricorde de Dieu : oui, je peux apporter aussi
mes erreurs, mes lâchetés, mes trahisons, à l’eucharistie, en écoutant que le
sang de Jésus est versé « pour la multitude en rémission des
péchés ». Oui, je peux alors vraiment rendre grâce « en toutes
choses », pour le bien, évidemment ; pour ma douleur, transfigurée
dans la charité de la croix ; pour mes fautes, pardonnées dans le sang de
Jésus.
Il y a cinquante ans, le
Concile Vatican II indiquait l’essentiel de l’attitude chrétienne en
nommant « la joie et l’espérance » ; « Gaudium et spes »[2].
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problèmes et qu’on vit dans un monde
de béate gentillesse ; le Concile nomme aussi, immédiatement :
« les tristesses et les angoisses ». Mais la joie reste première,
fondamentale. Telle est la première grâce de l’évangile ; tel est aussi le
premier commandement.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.