Cette petite histoire
que Jésus invente (Lc 12, 16-20) est très suggestive et aisément compréhensible : à
toutes les époques, on a connu de ces hommes à qui tout réussissait et dont
l’existence s’est achevée prématurément dans une tragédie inimaginable. La
veille, ils étaient au faîte de leur gloire ; le lendemain, ils étaient
morts. On parle alors de destin tragique ; pour peu que l’homme soit passablement
célèbre, cela fait vendre des magazines, la terre entière est émue, l’événement
alimente les conversations. Et puis chacun continue de mener sa petite vie,
bien confortable, bien matérialiste, comme avant.
Il y a pourtant dans
l’histoire que raconte Jésus un détail vraiment insolite, quelque chose qu’on
remarque à peine, et qui est pourtant décisif : cet homme, ivre de succès
et au bord du gouffre, Dieu lui parle.
Pour être tout à fait
complet, il a deux interlocuteurs : tout d’abord il se parle à lui-même,
pour s’exhorter au luxe et à la nonchalance. Se parler à soi-même, entretenir
un monologue est le signe d’une grande solitude morale. Ses terres l’ont enrichi,
mais l’homme semble vivre dans une pauvreté affective très austère. « Je
me dirai à moi-même… : repose-toi, mange, bois, profite de la
vie » ; il faut être bien malheureux pour se dire cela, pour n’avoir
personne d’autre que soi-même à qui le dire.
Mais, un instant après,
quelqu’un d’autre parle à cet homme ; il ne s’agit pas d’une épouse, ni d’un
confident, ni d’un familier, ni d’un domestique, ni d’un client (il est
vraiment seul) ; il s’agit de Dieu. Et cela doit vraiment nous
étonner : cet homme, riche, imbu de sa réussite, incapable d’avoir un ami,
qui n’a comme seul projet que de jouir de ses biens, Dieu se dérange pour lui
parler directement. D’habitude, Dieu s’occupe des humbles, des affligés, de la
veuve et de l’orphelin ; c’est cela, si j’ose dire, son fonds de commerce.
Il s’adresse aux misérables, aux estropiés, aux aveugles, aux pauvres types qui
ont tout raté. Imagine-t-on que Dieu parle aux bourgeois, aux parvenus, aux
nouveaux riches ? Et bien oui, Dieu leur parle.
Chez Lc, on possède un
autre exemple de cela. En arrivant à Jéricho, ce n’est pas à un scribe zélé ou
à un pieux pharisien que Jésus s’est adressé, mais à un certain Zachée, un
homme à la richesse, sinon douteuse, du moins peu honorable. « Zachée, il
me faut demeurer chez toi » (Lc 19, 5), lui avait dit Jésus, à la
stupéfaction de la foule ; on le lui a reproché.
Et que dit Dieu
lorsqu’il parle ainsi à un homme dont tout le bonheur solitaire consiste à
vivre dans une fausse sécurité matérielle ? Il lui parle plutôt vertement,
en le traitant d’insensé, d’homme dépourvu d’intelligence. Ce même mot est
utilisé par saint Paul pour désigner celui qui ne pense pas à la résurrection.
Reprenant l’image de la germination, image très familière dans toute l’Antiquité
(e.g. Jn 12, 24), Paul interpelle un
Corinthien : « Insensé – lui dit-il – ce que tu as semé ne devient
pas vivant, à moins de mourir » (1Co 15, 36). Ce texte semble judicieux
pour commenter notre évangile : en effet, cet homme riche est un
agriculteur, un homme qui a semé beaucoup et a récolté plus encore. C’est bien
à lui qu’il faut faire remarquer : « La mort du blé que tu as semé a
été la source d’une fécondité excellente et chaque grain mort dans la terre à
été la source de plusieurs nouveaux grains vivants dans l’épi. Et toi, qui t’es
considérablement enrichi de ces morts et de ces résurrections des grains de blé,
tu négligerais de penser que toi-même tu vas mourir… en vue d’une résurrection.
Si tu ne fais rien pour donner à ta vie une vraie fécondité, qu’en sera-t-il
pour toi, au jour de la résurrection ? »
Ainsi, ce n’est pas tant
sur la mort que Dieu veut attirer l’attention de cet homme riche à qui il
parle, que sur ce qui vient après. Dieu ne dit pas : « Tu es content
maintenant, et je vais te faire mourir » ; c’est un dieu bien cruel
qui dirait cela, et ce dieu-là n’est pas celui qu’annonce Jésus. Dieu suggère
plutôt : « Tu vas ressusciter, tu vas entrer dans la vie
éternelle ; comment prépares-tu ce bonheur éternel qui vient
après ? ». Car le bonheur éternel n’a que faire des richesses ou du
confort ; c’est dans la vie spirituelle que ce bonheur définitif se
prépare, c’est dans la foi qu’il s’enracine, c’est dans la prière qu’on le fait
grandir, c’est dans la charité qu’il s’épanouit. Au matérialiste à qui Dieu
parle, voilà le message qui est adressé.
Dieu, assurément, ne
veut perdre personne. Dieu sait bien que le succès est un piège ; pire :
qu’il est une idole ; Dieu sait bien que la réussite est une drogue dure,
un paradis artificiel qui rabougrit l’âme, une illusion qui empêche de mener
une vie spirituelle sérieuse et réaliste. Alors Dieu parle à ceux qui
réussissent, pour les avertir de quitter leur égoïsme malheureux, leur terrible
solitude, et de s’occuper aussi de leur âme. Celui qui a des oreilles, qu’il
entende.
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