La conclusion de cette
parabole de Jésus (Lc 12, 42-48) nous laisse une impression
désagréable : ce serviteur qui a désobéi à son maître et qui reçoit de
nombreux coups ne peut manquer de nous faire pitié. Cet homme, s’il n’est pas
injustement puni, est du moins sévèrement puni ; et cela est déplaisant.
Et, logiquement, nous désapprouvons ce maître qui est capable de châtier
cruellement ceux qui ne se montrent pas irréprochables à son service… Mais, si
nous pensons ainsi, avons-nous bien lu le texte ?
Allez vérifier par
vous-mêmes, et vous verrez que rien, dans la parabole, n’indique que ces coups
infligés au mauvais serviteur lui seraient donnés comme châtiment par son
maître. Au contraire, quelques versets plus hauts, Jésus décrit la pénalité que
le maître inflige à ce serviteur : « il se séparera de lui et le comptera
parmi les hommes de peu de confiance ». Il n’est pas dit qu’il le
brutalise ; au contraire, il lui inflige la punition la moins violente
qu’on puisse imaginer. Il est incohérent de voir dans ce maître un bourreau
cruel. Il nous faut mieux relire cette petite histoire.
Nous sommes dans un
domaine agricole ; le propriétaire, le chef de famille, celui qu’on
appelle le maître, doit s’absenter. Il a de nombreux domestiques et ouvriers
qui vont continuer de travailler pendant son voyage. Il faut, évidemment, qu’il
continue de les payer ; pour cette charge, le maître choisit un serviteur
qu’il juge particulièrement fiable et digne : c’est le serviteur vigilant,
attentif, honnête et droit qui doit remettre chaque jour aux ouvriers leur
ration de blé, ce qu’ils ont gagné par leur travail pour nourrir quotidiennement
leur famille. S’il fait cela, s’il s’acquitte de sa charge avec précision, tout
se passe bien et, à son retour, le maître voit qu’il a eu raison de faire
confiance à ce bon serviteur : il lui donnera des responsabilités plus
hautes.
Mais si, au contraire,
ce serviteur, qu’on croyait honnête, profite de sa position pour détourner à
son usage les salaires qu’il devait verser, imaginez ce qui peut se passer.
Nous voyons ce mauvais serviteur manger et boire, tandis qu’il prive ses
compagnons de ce qui devrait les nourrir, eux et leurs familles. Les ouvriers,
conscients d’être injustement traités viennent le voir, et lui demandent des
explications : il les renvoie après les avoir rudoyés et persiste à leur
refuser leur dû. Le lendemain, ils reviennent : ce retard dans le paiement
de leur ration de blé met en péril la santé de leurs enfants. Le ton
monte ; le mauvais serviteur reste inflexible et arrogant. Que pensez-vous
qu’il arrivera le troisième jour ? Cet intendant inique, les ouvriers vont
lui régler son compte et je vous promets une belle empoignade. Nul doute que le
mauvais serviteur va recevoir un grand nombre de coups ; les autres aussi
vont être amochés dans la bagarre, et ils ont eu tort de régler par la violence
ce qui pouvait être décidé en justice. Les ouvriers lésés et impatients
pourront recevoir un poing égaré ; un bâton hasardeux pourrait leur
frapper le crâne. Mais, incontestablement, celui qui recevra le plus grand
nombre de coups, celui sur qui tous voudront cogner, c’est l’intendant. Voilà,
à mon avis, comment il faut reconstruire cette parabole.
Maintenant, que
pouvons-nous en tirer ? Disons simplement que le maître doit représenter le
Christ ; que son domaine peut être le monde ; disons que l’intendant,
qui pouvait être fiable ou fourbe, ce sont les Apôtres, les
évangélisateurs ; disons enfin que les ouvriers, ce sont tous les hommes
qui ne connaissent pas encore l’évangile. Donner la nourriture, dans la Bible,
est une image fréquente pour dire : transmettre la parole de Dieu,
expliquer la révélation (cf. Mt 4, 4).
La mission que le Christ confie à ses Apôtres, aux évangélisateurs, c’est donc
de donner cette nourriture spirituelle au moyen de la prédication. Voilà la
volonté de Dieu : que les croyants ne gardent pas la foi pour eux-mêmes,
mais qu’ils aient à cœur de lui rendre témoignage. Si les évangélisateurs, qui
connaissent cette volonté de Dieu, se montrent fidèles à l’accomplir, alors le
monde deviendra pacifique. Mais si les croyants refusent d’annoncer leur foi,
si les prédicateurs renoncent à enseigner, alors le monde restera violent. Un
monde dans lequel la foi n’est pas annoncée est un monde dangereux ;
l’humanité sans Dieu est à l’état sauvage (quel que soit, d’ailleurs, son
niveau de développement technologique). Et, dit Jésus, que les croyants ne se
fassent pas d’illusion : s’ils n’évangélisent pas, ils seront les
premières victimes de la violence généralisée ; ce sont eux qui prendront
le plus grand nombre de coups.
Moi qui ai la foi, je
dois donc choisir entre deux situations : soit je convertis mon entourage,
et je peux vivre en paix dans un monde évangélisé ; soit j’ai honte de ma
foi, je me tais et je dois me résigner à subir toute la violence d’un monde
barbare. Les coups, remarquez bien, ne sont pas la punition de ma lâcheté. La
punition, c’est que le maître, le Christ, se séparera de moi et me considérera
comme un incroyant, comme un violent parmi les violents.
Voilà la question
décisive que Jésus nous pose par cette parabole : serez-vous évangélisateur
ou incroyant ? On ne peut être simplement croyant pour soi ;
l’alternative est bien : évangélisateur ou incroyant (il n’y a pas de
milieu ; le croyant non évangélisateur n’a pas sa place dans cette logique).
Serez-vous artisans de paix ou violent ? On ne peut être simplement pacifique
pour soi, en se tenant à l’écart ; l’alternative est bien : artisan
de paix ou violent. Car la seule manière de vivre dans un monde violent, c’est
de le pacifier ; la seule manière de vivre dans un monde incroyant, c’est
de l’évangéliser ; c’est de le convertir.
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