samedi 10 août 2013

19ème dimanche - Année C

La conclusion de cette parabole de Jésus (Lc 12, 42-48) nous laisse une impression désagréable : ce serviteur qui a désobéi à son maître et qui reçoit de nombreux coups ne peut manquer de nous faire pitié. Cet homme, s’il n’est pas injustement puni, est du moins sévèrement puni ; et cela est déplaisant. Et, logiquement, nous désapprouvons ce maître qui est capable de châtier cruellement ceux qui ne se montrent pas irréprochables à son service… Mais, si nous pensons ainsi, avons-nous bien lu le texte ?
Allez vérifier par vous-mêmes, et vous verrez que rien, dans la parabole, n’indique que ces coups infligés au mauvais serviteur lui seraient donnés comme châtiment par son maître. Au contraire, quelques versets plus hauts, Jésus décrit la pénalité que le maître inflige à ce serviteur : « il se séparera de lui et le comptera parmi les hommes de peu de confiance ». Il n’est pas dit qu’il le brutalise ; au contraire, il lui inflige la punition la moins violente qu’on puisse imaginer. Il est incohérent de voir dans ce maître un bourreau cruel. Il nous faut mieux relire cette petite histoire.
Nous sommes dans un domaine agricole ; le propriétaire, le chef de famille, celui qu’on appelle le maître, doit s’absenter. Il a de nombreux domestiques et ouvriers qui vont continuer de travailler pendant son voyage. Il faut, évidemment, qu’il continue de les payer ; pour cette charge, le maître choisit un serviteur qu’il juge particulièrement fiable et digne : c’est le serviteur vigilant, attentif, honnête et droit qui doit remettre chaque jour aux ouvriers leur ration de blé, ce qu’ils ont gagné par leur travail pour nourrir quotidiennement leur famille. S’il fait cela, s’il s’acquitte de sa charge avec précision, tout se passe bien et, à son retour, le maître voit qu’il a eu raison de faire confiance à ce bon serviteur : il lui donnera des responsabilités plus hautes.
Mais si, au contraire, ce serviteur, qu’on croyait honnête, profite de sa position pour détourner à son usage les salaires qu’il devait verser, imaginez ce qui peut se passer. Nous voyons ce mauvais serviteur manger et boire, tandis qu’il prive ses compagnons de ce qui devrait les nourrir, eux et leurs familles. Les ouvriers, conscients d’être injustement traités viennent le voir, et lui demandent des explications : il les renvoie après les avoir rudoyés et persiste à leur refuser leur dû. Le lendemain, ils reviennent : ce retard dans le paiement de leur ration de blé met en péril la santé de leurs enfants. Le ton monte ; le mauvais serviteur reste inflexible et arrogant. Que pensez-vous qu’il arrivera le troisième jour ? Cet intendant inique, les ouvriers vont lui régler son compte et je vous promets une belle empoignade. Nul doute que le mauvais serviteur va recevoir un grand nombre de coups ; les autres aussi vont être amochés dans la bagarre, et ils ont eu tort de régler par la violence ce qui pouvait être décidé en justice. Les ouvriers lésés et impatients pourront recevoir un poing égaré ; un bâton hasardeux pourrait leur frapper le crâne. Mais, incontestablement, celui qui recevra le plus grand nombre de coups, celui sur qui tous voudront cogner, c’est l’intendant. Voilà, à mon avis, comment il faut reconstruire cette parabole.

Maintenant, que pouvons-nous en tirer ? Disons simplement que le maître doit représenter le Christ ; que son domaine peut être le monde ; disons que l’intendant, qui pouvait être fiable ou fourbe, ce sont les Apôtres, les évangélisateurs ; disons enfin que les ouvriers, ce sont tous les hommes qui ne connaissent pas encore l’évangile. Donner la nourriture, dans la Bible, est une image fréquente pour dire : transmettre la parole de Dieu, expliquer la révélation (cf. Mt 4, 4). La mission que le Christ confie à ses Apôtres, aux évangélisateurs, c’est donc de donner cette nourriture spirituelle au moyen de la prédication. Voilà la volonté de Dieu : que les croyants ne gardent pas la foi pour eux-mêmes, mais qu’ils aient à cœur de lui rendre témoignage. Si les évangélisateurs, qui connaissent cette volonté de Dieu, se montrent fidèles à l’accomplir, alors le monde deviendra pacifique. Mais si les croyants refusent d’annoncer leur foi, si les prédicateurs renoncent à enseigner, alors le monde restera violent. Un monde dans lequel la foi n’est pas annoncée est un monde dangereux ; l’humanité sans Dieu est à l’état sauvage (quel que soit, d’ailleurs, son niveau de développement technologique). Et, dit Jésus, que les croyants ne se fassent pas d’illusion : s’ils n’évangélisent pas, ils seront les premières victimes de la violence généralisée ; ce sont eux qui prendront le plus grand nombre de coups.
Moi qui ai la foi, je dois donc choisir entre deux situations : soit je convertis mon entourage, et je peux vivre en paix dans un monde évangélisé ; soit j’ai honte de ma foi, je me tais et je dois me résigner à subir toute la violence d’un monde barbare. Les coups, remarquez bien, ne sont pas la punition de ma lâcheté. La punition, c’est que le maître, le Christ, se séparera de moi et me considérera comme un incroyant, comme un violent parmi les violents.

Voilà la question décisive que Jésus nous pose par cette parabole : serez-vous évangélisateur ou incroyant ? On ne peut être simplement croyant pour soi ; l’alternative est bien : évangélisateur ou incroyant (il n’y a pas de milieu ; le croyant non évangélisateur n’a pas sa place dans cette logique). Serez-vous artisans de paix ou violent ? On ne peut être simplement pacifique pour soi, en se tenant à l’écart ; l’alternative est bien : artisan de paix ou violent. Car la seule manière de vivre dans un monde violent, c’est de le pacifier ; la seule manière de vivre dans un monde incroyant, c’est de l’évangéliser ; c’est de le convertir. 

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