samedi 17 août 2013

20ème dimanche - Année C

Manquait-on de sujets de discorde dans nos familles pour que Jésus se permette de venir y semer la zizanie ? Etait-ce vraiment opportun d’ajouter à toutes les occasions de dispute la foi chrétienne comme facteur supplémentaire de division ? La conclusion de notre évangile (Lc 12, 52-53) est pour le moins étrange. A Noël, nous disons de Jésus qu’il est le « prince de la paix » (cf. Is 9, 5) ; et aujourd’hui, lui-même avoue qu’il vient troubler la tranquillité des foyers.
Avant de tirer au clair cette difficulté, il n’est pas inutile d’observer d’un peu plus près cette famille que Jésus décrit comme divisée. Il s’agit d’une famille de cinq personnes dans laquelle trois sont toujours opposés à deux. Les membres de cette famille sont tous nommés : un père, une mère, une fille, un fils et une belle fille. Il y a donc deux parents, deux enfants (le fils et la fille) et une pièce rapportée (l’épouse du fils). Et, entre ces cinq personnes, Jésus nous décrit un enchevêtrement de relations conflictuelles. Examinons chacune de ces querelles.
« Père contre fils et fils contre père » : le père est le chef de famille, le propriétaire, le maître ; son fils vit avec lui et il est marié. Ainsi, le fils n’est donc pas le maître chez lui ; quoique marié, il n’est pas le chef, il reste soumis à son père. Dans l’Antiquité, cette situation du fils, jeune et entreprenant, brimé par l’obéissance due à son père, était compliquée. Un homme plein de projets devait se soumettre à un homme plus âgé, remplis d’expérience, mais moins audacieux. Le jeune homme voudrait innover ; le père souhaite surtout conserver ses habitudes. Il n’est donc pas étonnant que, dans une famille antique, il existe un conflit entre le père et le fils, conflit que le fils exprimait dans une exaspération : « quand mon père me laissera-t-il enfin prendre une décision ? ».
« Mère contre fille et fille contre mère » : la fille, qui vit toujours chez ses parents, n’est donc pas mariée. Elle n’est pas mère. Dans la mentalité d’Israël (qui valorise tellement la fécondité), la condition d’une fille pas encore mariée est difficile. Par rapport à sa propre mère, elle est dans un état d’infériorité ; elle n’a pas accompli sa vocation. On la méprise peut-être de n’avoir pas encore été demandée par un homme. Le conflit, du côté de la jeune fille, se teinte d’un certain dépit de n’être pas encore aimée.
« Belle-mère contre belle-fille et belle-fille contre belle-mère » : voilà la partie la mieux connue de la mésentente. L’épouse du fils n’est pas de la famille ; elle vient de l’extérieur. Cette jeune femme n’est pas encore maîtresse de maison, mais elle a épousé celui qui deviendra le chef de famille. La mère ne peut que désapprouver sa manière d’agir, sa manière d’attendre, sa manière d’espérer devenir la première dame du foyer. Chaque initiative de sa part est vécue comme une provocation. En plus, cette femme, avec tous ses défauts, a épousé son propre fils, qui était, lui, évidemment, sans défaut, puisqu’il était son fils. L’adoration d’une mère d’Israël pour son fils n’est pas une légende, et cela suffirait à expliquer que la belle-fille soit considérée comme une intruse dans cette relation exclusive, narcissique et fusionnelle.
Avec cela, il y a donc une constante opposition de trois contre deux. Qui sont ces trois et ces deux ? Il n’est pas très difficile d’envisager deux schémas d’alliance possibles, qui devaient d’ailleurs alterner selon les situations. La fille, le fils et la belle-fille (dont on ne dit pas qu’ils se disputent) pouvaient s’opposer au père et à la mère (qui doivent bien s’entendre) ; on a alors un classique conflit de génération, les trois plus jeunes contre les deux plus anciens. Mais on peut aussi voir comment le père, allié à sa fille (qu’il aime tendrement) et à sa belle-fille (qui n’est pas dépourvue de charme) peut s’opposer à l’union inébranlable de la mère et du fils. Voilà ce que Jésus décrit précisément. Ce ne sont pas des vérités générales. En quelques mots, il expose concrètement ce qu’était la vie intime d’une famille de son époque.
Et c’est dans cette famille que survient la foi chrétienne. La réalité de la foi ne change pas les caractères, les structures psychologiques des hommes. Avec ses rancunes, ses mesquineries, ses complexes, un homme devient croyant ; il accueille l’évangile. Devient-il alors, comme par magie, bienveillant, généreux, ouvert, libre ? Est-il guéri instantanément de ses étroitesses ? Non, bien sûr. Il devient croyant, c’est tout. Il ne faut pas demander à la foi de régler les questions psychologiques. Certes, la foi porte en elle l’exigence de la charité ; et la famille est de toute évidence un lieu d’exercice de la charité. Mais nous savons bien, par notre histoire personnelle, par examen de conscience, qu’il est parfois très difficile d’être charitable envers ceux qui nous sont les plus proches. Être bienveillant envers un collaborateur de travail qu’on quitte tous les soirs à dix-huit heures est finalement plus confortable que d’être charitable envers un conjoint, des enfants. Le collaborateur reste un étranger ; mais la vie des conjoints, la vie des enfants, c’est la propre vie de chaque membre de la famille, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tout le monde est lié dans une famille, vitalement tenu par tous les autres. Être charitable en famille, est donc une charge continuelle, indéfinie, et parfois épuisante. Et dans toutes les familles, il y a ces deux et ces trois, ces groupes qui se font et se défont pour s’opposer les uns aux autres. Et la foi peut devenir un nouvel enjeu de dispute.
Alors que faut-il faire ? Faut-il conseiller aux familles de n’avoir pas la foi ? Bien sûr que non. Il vaut mieux des familles croyantes. Des familles naturellement divisées, privées des secours de la foi, ne peuvent que se désagréger encore ; et le bonheur n’est pas là. Des familles divisées et croyantes possèdent un avantage sur les familles divisées et non-croyantes : elles savent, par le Christ, que le sacrifice fait partie de l’unité. « Seul un grand esprit de sacrifice permet de sauvegarder et de perfectionner la communion familiale. Elle exige en effet une ouverture généreuse et prompte de tous et de chacun à la compréhension, à la tolérance, au pardon, à la réconciliation »[1]. La foi ne réalise pas cette bonne entente par miracle, indépendamment des efforts de chacun ; mais la foi indique l’attitude qu’on peut avoir pour que la famille ne souffre pas trop.
La description que donne Jésus n’est pas tellement optimiste, c’est vrai. La réalité familiale, même chrétienne, reste extraordinairement problématique, incroyablement douloureuse. Pourtant, en en parlant, Jésus veut peut-être dire que ce lieu de conflits et de rancunes n’est pas privé de la grâce. Jusque dans ses divisions, la famille est travaillée par la charité et les incompréhensions, les souffrances, les égoïsmes, ne seront pas soustraits à la miséricorde de Dieu, pourvu que chacun y mette un peu de foi. Et cela est sans doute déjà une bonne nouvelle.  



[1] Jean-Paul II, Familiaris Consortio (22 novembre 1981), n° 21. Pour ceux qui veulent relire ce grand texte de Jean-Paul II : http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/apost_exhortations/documents/hf_jp-ii_exh_19811122_familiaris-consortio_fr.html

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