Manquait-on de sujets de
discorde dans nos familles pour que Jésus se permette de venir y semer la
zizanie ? Etait-ce vraiment opportun d’ajouter à toutes les occasions de
dispute la foi chrétienne comme facteur supplémentaire de division ? La
conclusion de notre évangile (Lc 12, 52-53) est pour le moins étrange. A
Noël, nous disons de Jésus qu’il est le « prince de la paix » (cf. Is 9, 5) ; et aujourd’hui,
lui-même avoue qu’il vient troubler la tranquillité des foyers.
Avant de tirer au clair
cette difficulté, il n’est pas inutile d’observer d’un peu plus près cette
famille que Jésus décrit comme divisée. Il s’agit d’une famille de cinq
personnes dans laquelle trois sont toujours opposés à deux. Les membres de
cette famille sont tous nommés : un père, une mère, une fille, un fils et
une belle fille. Il y a donc deux parents, deux enfants (le fils et la fille)
et une pièce rapportée (l’épouse du fils). Et, entre ces cinq personnes, Jésus
nous décrit un enchevêtrement de relations conflictuelles. Examinons chacune de
ces querelles.
« Père contre fils et fils
contre père » : le père est le chef de famille, le propriétaire, le
maître ; son fils vit avec lui et il est marié. Ainsi, le fils n’est donc pas
le maître chez lui ; quoique marié, il n’est pas le chef, il reste soumis
à son père. Dans l’Antiquité, cette situation du fils, jeune et entreprenant,
brimé par l’obéissance due à son père, était compliquée. Un homme plein de
projets devait se soumettre à un homme plus âgé, remplis d’expérience, mais
moins audacieux. Le jeune homme voudrait innover ; le père souhaite
surtout conserver ses habitudes. Il n’est donc pas étonnant que, dans une
famille antique, il existe un conflit entre le père et le fils, conflit que le
fils exprimait dans une exaspération : « quand mon père me
laissera-t-il enfin prendre une décision ? ».
« Mère contre fille et
fille contre mère » : la fille, qui vit toujours chez ses parents,
n’est donc pas mariée. Elle n’est pas mère. Dans la mentalité d’Israël (qui
valorise tellement la fécondité), la condition d’une fille pas encore mariée est
difficile. Par rapport à sa propre mère, elle est dans un état d’infériorité ;
elle n’a pas accompli sa vocation. On la méprise peut-être de n’avoir pas
encore été demandée par un homme. Le conflit, du côté de la jeune fille, se
teinte d’un certain dépit de n’être pas encore aimée.
« Belle-mère contre
belle-fille et belle-fille contre belle-mère » : voilà la partie la mieux
connue de la mésentente. L’épouse du fils n’est pas de la famille ; elle
vient de l’extérieur. Cette jeune femme n’est pas encore maîtresse de maison,
mais elle a épousé celui qui deviendra le chef de famille. La mère ne peut que
désapprouver sa manière d’agir, sa manière d’attendre, sa manière d’espérer
devenir la première dame du foyer. Chaque initiative de sa part est vécue comme
une provocation. En plus, cette femme, avec tous ses défauts, a épousé son
propre fils, qui était, lui, évidemment, sans défaut, puisqu’il était son fils.
L’adoration d’une mère d’Israël pour son fils n’est pas une légende, et cela
suffirait à expliquer que la belle-fille soit considérée comme une intruse dans
cette relation exclusive, narcissique et fusionnelle.
Avec cela, il y a donc
une constante opposition de trois contre deux. Qui sont ces trois et ces
deux ? Il n’est pas très difficile d’envisager deux schémas d’alliance
possibles, qui devaient d’ailleurs alterner selon les situations. La fille, le
fils et la belle-fille (dont on ne dit pas qu’ils se disputent) pouvaient
s’opposer au père et à la mère (qui doivent bien s’entendre) ; on a alors
un classique conflit de génération, les trois plus jeunes contre les deux plus
anciens. Mais on peut aussi voir comment le père, allié à sa fille (qu’il aime
tendrement) et à sa belle-fille (qui n’est pas dépourvue de charme) peut
s’opposer à l’union inébranlable de la mère et du fils. Voilà ce que Jésus décrit
précisément. Ce ne sont pas des vérités générales. En quelques mots, il expose
concrètement ce qu’était la vie intime d’une famille de son époque.
Et c’est dans cette
famille que survient la foi chrétienne. La réalité de la foi ne change pas les
caractères, les structures psychologiques des hommes. Avec ses rancunes, ses mesquineries,
ses complexes, un homme devient croyant ; il accueille l’évangile.
Devient-il alors, comme par magie, bienveillant, généreux, ouvert, libre ?
Est-il guéri instantanément de ses étroitesses ? Non, bien sûr. Il devient
croyant, c’est tout. Il ne faut pas demander à la foi de régler les questions
psychologiques. Certes, la foi porte en elle l’exigence de la charité ; et
la famille est de toute évidence un lieu d’exercice de la charité. Mais nous
savons bien, par notre histoire personnelle, par examen de conscience, qu’il
est parfois très difficile d’être charitable envers ceux qui nous sont les plus
proches. Être bienveillant envers un collaborateur de travail qu’on quitte tous
les soirs à dix-huit heures est finalement plus confortable que d’être charitable
envers un conjoint, des enfants. Le collaborateur reste un étranger ; mais
la vie des conjoints, la vie des enfants, c’est la propre vie de chaque membre
de la famille, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tout le monde est lié dans
une famille, vitalement tenu par tous les autres. Être charitable en famille,
est donc une charge continuelle, indéfinie, et parfois épuisante. Et dans
toutes les familles, il y a ces deux et ces trois, ces groupes qui se font et
se défont pour s’opposer les uns aux autres. Et la foi peut devenir un nouvel
enjeu de dispute.
Alors que faut-il
faire ? Faut-il conseiller aux familles de n’avoir pas la foi ? Bien
sûr que non. Il vaut mieux des familles croyantes. Des familles naturellement
divisées, privées des secours de la foi, ne peuvent que se désagréger
encore ; et le bonheur n’est pas là. Des familles divisées et croyantes
possèdent un avantage sur les familles divisées et non-croyantes : elles
savent, par le Christ, que le sacrifice fait partie de l’unité. « Seul un grand esprit de sacrifice permet de
sauvegarder et de perfectionner la communion familiale. Elle exige en effet une
ouverture généreuse et prompte de tous et de chacun à la compréhension, à la
tolérance, au pardon, à la réconciliation »[1].
La foi ne réalise pas cette bonne entente par miracle, indépendamment des
efforts de chacun ; mais la foi indique l’attitude qu’on peut avoir pour
que la famille ne souffre pas trop.
La description que donne Jésus n’est pas tellement optimiste,
c’est vrai. La réalité familiale, même chrétienne, reste extraordinairement
problématique, incroyablement douloureuse. Pourtant, en en parlant, Jésus veut
peut-être dire que ce lieu de conflits et de rancunes n’est pas privé de la grâce.
Jusque dans ses divisions, la famille est travaillée par la charité et les
incompréhensions, les souffrances, les égoïsmes, ne seront pas soustraits à la
miséricorde de Dieu, pourvu que chacun y mette un peu de foi. Et cela est sans
doute déjà une bonne nouvelle.
[1] Jean-Paul II, Familiaris Consortio (22 novembre 1981),
n° 21. Pour ceux qui veulent relire ce grand texte de
Jean-Paul II : http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/apost_exhortations/documents/hf_jp-ii_exh_19811122_familiaris-consortio_fr.html
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.