Beaucoup de chrétiens,
aujourd’hui, se découragent de ce qu’ils ne savent pas prier. Ces croyants,
généreux et inexpérimentés, trouvent dans les Apôtres de l’évangile de ce jour
d’illustres compagnons d’infortune. Ces intimes de Jésus, ces colonnes de l’Eglise
ne savent pas mieux prier que nous et, conscients de leur indigence, n’hésitent
pas à demander : « Seigneur, apprends-nous à prier » (Lc 11, 1).
C’est que la prière
n’est pas chose naturelle ; cela dépasse les forces de l’homme de se tenir
devant Dieu, de se mettre en sa présence, de lui parler, de le contempler
silencieusement. Naturellement, l’homme qui se tient en silence ne rencontre
que le vide effrayant, vertigineux, qui lui tient lieu de misérable condition
humaine. Les grands sages de l’Antiquité païenne pratiquaient de telles formes
de prières et n’y trouvaient qu’un désespoir de plus en plus profond. D’autres
hommes, moins spirituels, confondaient la prière et le culte, et récitaient des
formules codifiées dans le lointain des âges : il y avait des demandes
standardisées pour chaque occasion (pour faire tomber la pluie, pour gagner la
guerre, pour profiter d’une affaire, pour obtenir une guérison…) et le dieu
était tenu d’exécuter docilement ce qui lui était prescrit, d’exaucer sans
condition la demande de l’homme. Autant dire que cela ne marchait pas toujours.
En Israël, existait le
livre des Psaumes. Les demandes des Psaumes étaient moins futiles que les rabâchages
des païens : le Psalmiste invoque la bonté du Seigneur dans les moments
d’angoisse, de douleur, d’injustice ; il célèbre des occasions religieuses
(la fête des tentes, l’arrivée d’un pèlerinage au sanctuaire) ; il sait
aussi louer Dieu gratuitement, dans une pure exultation d’action de grâces.
Voilà quelle était, à l’époque de Jésus, la prière d’Israël. Les Apôtres, bien
sûr, connaissent tous ces textes ; mais, en voyant Jésus prier, ils
comprennent que cela ne suffit pas. Au-delà de toutes ces formules, ils
voudraient apprendre à prier.
Il faut reconnaître
alors que la réponse de Jésus est déroutante : ils veulent apprendre à
prier et Jésus leur apprend une prière, une de plus. Etait-ce vraiment utile ?
Cela est étrange, n’est-ce pas ? Apparemment, Jésus ne répond pas à leur
demande… ou, du moins, il y répond d’une manière inattendue. Allons-nous être
déçus après une question si généreuse ? Peut-être pas.
La clef de lecture de
l’enseignement de Jésus se trouve sans doute dans la conclusion : « …
combien plus le Père, celui qui est aux cieux, donnera-t-il l’Esprit Saint à
ceux qui le lui demandent ! » (Lc 11, 13). L’enjeu de la prière
chrétienne c’est de demander l’Esprit Saint. Alors que les païens demandaient
des avantages matériels, tandis que les Juifs, avec les Psaumes, implorent le
secours dans l’épreuve, l’objet de la prière chrétienne – l’unique objet de la
prière chrétienne – consiste à demander l’Esprit Saint.
Il est alors possible de
relire le texte de la prière que Jésus donne à ses Apôtres. Saint Maxime le
Confesseur commente ainsi le début : « Cette prière mentionne le Père
et le Nom du Père et le Règne du Père, pour que, dès le début, nous apprenions
à célébrer, invoquer et adorer dans l’unité l’éternelle Trinité » [1].
Car, dit-il, le Nom du Père est son Fils unique et le Règne du Père est le Saint Esprit. Ainsi, lorsqu’on dit : « Que
ton Règne vienne », ou lorsqu’on demande : « Envoie ton
Esprit », on ne fait que changer les mots, mais non le sens de la prière.
Puis, lorsqu’on demande le pain après avoir demandé l’Esprit, demande-t-on
autre-chose que ce pain sur lequel l’Esprit Saint a été invoqué ? Puis,
lorsqu’on demande le pardon des péchés, parle-t-on d’autre-chose que de ce
calice, consacré pour la multitude en rémission des péchés ?
Aussi, en donnant le
texte d’une prière, Jésus a changé profondément l’attitude de toute
prière : il s’agit de demander l’action de l’Esprit Saint, et
principalement son action au cœur de la liturgie eucharistique. La prière
chrétienne n’a pas d’autre but : demander que l’Eprit Saint réalise la
présence du Christ, que le Règne vienne pour que le Nom soit consacré, que
l’Esprit agisse pour que le Fils soit présent.
Il n’est pas interdit,
bien sûr, de continuer à présenter d’autres demandes. Notre prière universelle,
dans un instant, sera bien légitime ; les demandes contenues dans les
Psaumes n’ont pas été abrogées ; et Dieu sait bien que c’est, de notre
part, un acte de confiance que de le solliciter ici ou là pour telle ou telle petite
chose ou grande chose. Mais nos motifs de prier sont parfois dérisoires :
nous demandons à Dieu un avantage, alors que Dieu veut donner son Esprit. Si
nous préférons demander autre-chose que l’Esprit Saint, c’est que notre prière
n’est pas encore vraiment chrétienne, qu’elle doit encore être évangélisée.
La vraie prière, dont le
Notre Père est la quintessence, c’est
donc la prière eucharistique que le prêtre prononce et à laquelle toute
l’Eglise est associée. Et il est heureux qu’à chaque fois qu’on célèbre la
Messe, on poursuive la prière eucharistique par la prière même que Jésus a
enseignée aux Apôtres, pour bien montrer qu’il s’agit là d’une même intention.
Et cette prière, contrairement à nos demandes personnelles – si légitimes
soient-elles – est toujours exaucée : Dieu envoie toujours l’Esprit Saint
pour consacrer le corps et le sang du Christ lorsque l’Eglise le lui demande.
Ainsi
donc, s’il faut résumer la prière chrétienne à sa réalité la plus pure, qu’il
suffise de dire : « Que ton Règne vienne » ; Seigneur,
envoie ton Esprit.
[1] saint Maxime le
Confesseur, Commentaire du Notre Père, P.G. n° 90,
883-884 ; une traduction de cet ouvrage est proposée par
A. G. Hamman, Le Notre Père dans l’Eglise ancienne, Editions
Franciscaines, Paris, 1995.
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