« Maintenant, je me
réjouis de ce que je souffre en votre faveur ; je complète ce qui manque
aux détresses du Christ en ma chair, en faveur de son corps –
c’est-à-dire : l’Eglise » (Col 1, 24). Qui est à l’aise avec une
telle phrase ? Quel catholique de bon sens peut accepter une telle
logique ? Apparemment, personne. Imaginez que vous rencontriez quelqu’un
qui est confronté à une grande épreuve, une maladie incurable, un deuil
imprévu, et que vous lui disiez : « ne t’inquiète pas : tu
complètes en ta chair ce qui manque aux souffrances du Christ » ; ce
serait proprement insupportable. Comment, de quel droit, saint Paul ose-t-il
donc parler de la sorte ?
Remarquons tout d’abord
que cette phrase, insoutenable si elle est dite à la deuxième personne, est ici
prononcée par saint Paul en son nom propre, pour lui-même, à la première personne :
« je complète… en ma chair ». Saint Paul ne veut pas
énoncer ici une vérité générale que tous les chrétiens devraient vivre ;
il dit quelque chose qui le concerne, au plus intime de lui-même. Paul est
confronté à des épreuves terribles, des angoisses, des persécutions. Et il voit
bien que devant ces faits, qui s’imposent à lui, dont il n’est pas maître, il y
a néanmoins quelque chose qui dépend de lui : veut-il être heureux, ou
préfère-t-il se laisser aller au découragement ?
« Je me réjouis de ce que
je souffre » : trouver du plaisir dans la douleur, on le sait, relève
d’une pathologie mentale, d’une perversion, indigne de la foi chrétienne.
S’agit-il de cela ? Non, assurément. Paul ne recherche pas la souffrance
en vue d’une jouissance morbide. D’ailleurs, ce n’est pas de ce qu’il souffre
que Paul se réjouit ; il faut lire jusqu’au bout : « je trouve la joie dans les souffrances que
je supporte pour vous ». Tout
est dans le « pour vous », « en votre faveur » : c’est
là que se trouve la joie de Paul. Car peu lui importe qu’il soit dans le
confort ou dans la détresse, pourvu qu’il y soit « pour » les
chrétiens. La joie de Paul ne vient pas de sa situation aisée ou
détestable ; elle vient de son offrande. Et cette joie, aucune souffrance,
aucune satisfaction, aucune pauvreté, aucune richesse ne pourrait la lui ravir.
La suite du texte est très difficile. La traduction liturgique
dit : « ce qu’il reste à souffrir des épreuves du Christ, je
l’accomplis » et les commentateurs, gênés, expliquent que, bien évidemment,
il ne manque rien à la Passion du Christ ; dès lors, on ne comprend plus
très bien. La tournure paulinienne est ambiguë, mais on peut illustrer ce mot grec :
« ce qui manque », à partir de son usage chez saint Luc dans le récit
de l’obole de la veuve. Jésus dit de cette femme plus que généreuse :
« Car tous ceux-là ont mis de leur superflu dans les offrandes, mais elle,
de ce qui manque, elle a mis tout ce
qu’elle avait pour vivre » (Lc 21, 4). Le manque désigne l’indigence
complète de cette veuve sans ressources, et qui donne pourtant ; il
désigne le dénuement, la déréliction de Jésus trahi par Judas, renié par Pierre,
abandonné par les Apôtres, condamné par ses frères de religion, haï de tous les
hommes, et qui livre son corps, verse son sang pour la salut du monde. Avec
audace, saint Paul désigne également comme « ce qui manque » la
condition extrêmement précaire qui est celle de l’évangélisateur. C’est comme
s’il disait : « j’accomplis cet anéantissement, cette dépossession que
furent les douleurs du Christ ; j’endure moi aussi la même privation de
tout dont Jésus a fait l’expérience ».
En évoquant ce mystère de la souffrance, Paul en explique
enfin le retentissement intime et le rayonnement universel : « en ma
chair, en faveur de son corps ». La souffrance est là ; Paul ne la
recherche pas, mais elle ne l’empêche pas d’être heureux de s’être offert
totalement pour la cause de l’évangile. Cette souffrance marque sa chair. Dans
la fatigue, dans l’épuisement, dans les violences, parfois physiques, qu’il a
subies, Paul constate en sa chair les marques durables, les cicatrices d’une
douleur qui est la sienne. « Ma
chair » : c’est bien lui qui souffre. Toutefois, le fruit de cette
souffrance ne saurait être seulement personnel et Paul, volontairement, sait
donner à ce qu’il porte en lui de pénible une fécondité ecclésiale :
« ma chair… son corps ». C’est de souffrir seul qui est le vrai malheur.
Souffrir est toujours un mal, mais il y a un mal pire que de souffrir :
c’est de souffrir dans la prison de son isolement. Souffrir dans l’Eglise ne
donne pas une valeur positive à la souffrance, qui reste un mal,
indubitablement ; mais l’union à l’Eglise, elle, est un bien, et si cela
ne sauve pas la souffrance, cela sauve le souffrant et contribue, avec les
souffrances du Christ, à sauver l’Eglise.
Que nous soyons sauvés par les souffrances du Christ n’a pas
ôté de l’humanité les douleurs ; le Christ n’a pas souffert à notre place,
comme s’il ne restait aujourd’hui que plaisir et confort. Nous le savons. La
souffrance est là ; c’est un fait. S’il est interdit de l’expliquer, il
serait puéril de refuser de le constater : la souffrance fait partie de
notre humanité. Le Christ a donc souffert en notre faveur pour que, la
souffrance étant là, nous sachions nous aussi trouver dans une communion, dans
une offrande, une manière de transfigurer la douleur. Ce message chrétien est
très austère il est vrai ; mais il est aussi, d’après saint Paul, source
d’une joie véritable.
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