Pourquoi, lorsqu’il
célèbre la messe, le prêtre dit-il : « ceci est mon corps livré pour vous » ? Il reprend les mots de
Jésus, bien sûr, mais il n’est pas Jésus. Le prêtre est un homme dont vous
connaissez tous les défauts, et ce pain qu’il consacre ne devient pas le corps
du prêtre, mais bien – on vous le dit lorsque vous communiez – « le corps
du Christ ». Ne serait-il donc pas plus raisonnable que le rite se déroule
ainsi : le prêtre, à l’autel, invoquerait la venue de l’Esprit Saint puis,
une fois que l’action de l’Esprit aurait produit son effet, le prêtre
déclarerait, constaterait : « ceci est maintenant le corps du
Christ » ? Mais non, depuis deux mille ans, saint Paul l’atteste (1Co
11, 24), les prêtres célèbrent l’eucharistie en disant : « ceci est mon corps » ; qu’est-ce que
cela veut dire ? Est-ce une usurpation d’identité ? Le prêtre fait-il
semblant d’être le Christ ? Joue-t-il un rôle ? Cette question est redoutable,
et vaut la peine qu’on y réfléchisse un instant.
Qu’est-ce donc qu’un
prêtre ? C’est un homme, pas meilleur que les autres, qui a choisi de
donner à sa vie un sens nouveau, entièrement tourné vers la gratuité. Le prêtre
ne produit rien, il n’a pas de famille, il n’exerce pas de métier, il ne fait
pas de politique, il n’a aucune utilité sociale. Il a renoncé à tout cela. Non
que tout cela soit mauvais – ce n’est pas la morale chrétienne qui demande de rejeter
cela – mais, lui, il y a renoncé. Ce n’est pas à cause d’une raison qu’il y a
renoncé, c’est en vue d’une finalité, et cette finalité peut s’énoncer en deux
mots : « pour vous ».
La plupart des gens
vivent pour eux-mêmes ; on ne
peut pas leur en vouloir, il est naturel de rechercher sa survie d’abord, son
confort ensuite. Certains, moins égoïstes, acceptent de vivre avec les autres, ce qui n’est pas sans
créer de réelles difficultés : vivre avec d’autres nous oblige à une
érosion de nos désirs et de nos plaisirs, et cette érosion est forcément
douloureuse. On le sait dans toutes les familles. Le Christ est venu vivre avec
nous ; c’est le mystère que nous célébrons à Noël : dans la naissance
de l’enfant, nous découvrons que Dieu est « avec nous ». Que Dieu
vive avec nous n’a pas été chose facile… nous avons fini par tuer ce Dieu qui
voulait vivre avec nous. Mais il y a quelque chose de beaucoup plus austère, et
de beaucoup plus épanouissant à la fois ; voyant bien que l’humanité ne
supportait pas de vivre « avec » Dieu, Dieu a choisi de vivre
« pour » l’humanité. C’est pourquoi, à la veille de mourir, le Christ
a dit : « ceci est mon corps livré pour vous ». En
disant cela, le Christ révèle à qui veut l’entendre qu’il ne vit pas pour
lui-même, qu’il ne se contente pas de partager généreusement son existence avec
d’autres, mais qu’il se dépossède totalement de telle sorte qu’il préfère la
vie de l’Eglise à sa propre vie.
Si le prêtre ose dire
également : « ceci est mon corps livré pour vous », c’est qu’il
est entré, malgré ses faiblesses et malgré ses limites, dans cette attitude du
Christ – ou plutôt, c’est que le Christ l’a choisi et l’a introduit, sans
mérite de sa part, dans sa propre charité. Dès lors, le prêtre est, comme le
Christ, engagé à préférer la vie de l’Eglise à son propre confort. Le prêtre
n’a pas donné quelque chose à l’Eglise ; il n’a pas donné de son temps à
l’Eglise ; cela serait de la générosité tout à fait louable. Le prêtre est
celui qui donne son corps vivant (Rm 12, 1) pour que l’Eglise vive.
Lorsqu’il dit : « ceci est mon corps livré pour vous », c’est le
corps du Christ qui advient sur l’autel, pas le corps du prêtre ; mais le
prêtre peut néanmoins dire cela en vérité, parce que lui aussi a donné son
corps pour l’Eglise.
On mesure mal à quel
point ces mots sont une déclaration d’amour. A chaque fois que sont prononcés
ces mots du Christ en mémorial (Ex
12, 14 ; 1Co 11, 24-25), c’est le Christ qui affirme qu’il préfère la vie
de l’Eglise à sa propre vie. Et ce mémorial n’est pas seulement un
souvenir : puisque ces mots sont dits chaque jour, cet amour est affirmé
chaque jour ; cet amour est vécu chaque jour. Puis, à chaque fois qu’un
prêtre prononce ces mots du Christ, ce prêtre affirme aussi qu’il aime l’Eglise
plus qu’il ne s’aime lui-même. Comment est-il possible d’aimer l’Eglise plus
qu’on ne s’aime soi-même ? Je ne sais pas si cela est possible – c’est
probablement impossible humainement ; mais le choix de Dieu fait en sorte
que cela soit vécu librement par ceux qui acceptent cette mission. Parler de
l’Eucharistie comme du sacrement de la charité – ainsi que le suggérait la
collecte – c’est dire la même chose du sacerdoce : Dieu proclame son amour
pour tous les hommes à chaque fois qu’un prêtre exprime sa charité pour
l’Eglise lorsqu’il redit les mots de Jésus à l’autel.
Je rêve parfois que le
monde entier entende cette phrase du Christ : « ceci est mon corps
livré pour vous » ; je rêve que tous ces gens qui vivent pour
eux-mêmes en ce moment, qui courent à leurs affaires à l’extérieur des églises,
comprennent en un instant que Dieu les aime, eux, plus qu’il ne s’aime
lui-même ; je rêve que ce message bouleversant retentisse à la conscience
de tout homme : si Dieu existe, c’est pour
vous. Nous sommes, ce soir, ici, nombreux à ce qu’il semble, mais pas assez
encore. Vous entendez les prêtres témoigner de ce mystère à chaque eucharistie,
mais plus nombreux que vous sont les hommes qui n’entendent jamais cela, soit
parce qu’ils ne veulent pas l’entendre, soit parce qu’ils ont été rendus sourds
à cause des épreuves de la vie, soit parce que personne ne leur a montré la
vérité du sacrement de l’amour. On ne peut rien reprocher à ces gens qui
ignorent ; nous devons nous interdire de juger qui que ce soit. Mais nous
mesurons quelle est notre responsabilité ; nous mesurons quel doit être
notre amour de l’Eglise pour que ceux qui n’appartiennent pas à l’Eglise voient
et qu’ils ne puissent pas faire comme s’ils ne voyaient pas.
Enfin, si des jeunes
gens se demandent s’il est possible d’aimer l’Eglise plus que de s’aimer
soi-même, si certains hésitent à donner à leur vie le sens d’une gratuité
complète, je veux dire ceci : tout le monde doit savoir que l’égoïsme est
un enfer ; c’est un enfer très confortable, mais c’est un enfer. Se
consacrer au service des autres, c’est entrevoir le paradis. Dimanche dernier,
nous avons entendu ce mot de « paradis », mot étrange prononcé par
Jésus sur la croix, lorsqu’il promettait à ce pauvre bandit qui n’avait plus
que quelques minutes à souffrir : « tu seras avec moi dans le
paradis » (Lc 23, 43). Celui qui a fait l’abandon de son corps pour
l’Eglise, celui qui aime l’Eglise plus qu’il ne s’aime soi-même se trouve dans
une situation très inconfortable, mais il voit le paradis. Et voir le paradis,
c’est déjà un peu y être. Il ne faut pas se raconter d’histoires :
dire : « ceci est mon corps livré pour vous », être prêtre, voir
le paradis, tout cela c’est la même chose : c’est être le Crucifié. Dieu
aime l’humanité plus qu’il ne s’aime lui-même, il nous aime à son propre
détriment, jusqu’à la croix. Dans la consécration sacerdotale, le prêtre fait de
cette douloureuse vérité l’axe de sa vie ; c’est une joie bien austère.
Mais Dieu ne renoncera jamais à aimer les hommes ; alors, logiquement, il
y aura toujours des prêtres. Sachant cela, heureux ceux qui répondront à cet
appel de l’amour ; bienheureux ceux qui diront : « ceci est mon
corps livré pour vous ».
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