samedi 2 mars 2013

3ème dimanche de Carême - année C


Ces Galiléens massacrés par Pilate étaient-ils de grands pécheurs ? et ces dix-huit personnes tuées par la chute de la tour de Siloé, étaient-elles particulièrement coupables ? (Lc 13, 2 ; 4). Aujourd’hui, on ajouterait : pensez-vous que cette famille française, que ces enfants enlevés par des islamistes au Cameroun étaient des impies notoires ? Cette question scandaleuse hante toute la réflexion humaine et notre pensée butte sur l’énigme de la souffrance. Faut-il donner une connotation morale aux épreuves qui nous surviennent ? Cette question que Jésus pose tout haut, chacun se la pose tout bas et il faut avoir le courage de l’affronter, sereinement, logiquement, avec prudence : car cette question est piégée.
Dans l’Antiquité et, dans une certaine mentalité fataliste, aujourd’hui encore, des hommes peuvent penser que le mal qui leur arrive est toujours la punition justifiée d’une faute ancienne. Ce raisonnement tragique consiste à identifier la chance avec une bénédiction de Dieu, et la malchance avec un châtiment. Beaucoup vivent ainsi dans l’idée qu’ils sont choisis par Dieu quand tout va bien pour eux – même s’ils font le mal par ailleurs – et beaucoup endurent les épreuves de la vie comme un châtiment – même si, par ailleurs, ils ont toujours pratiqué l’honnêteté. Ce genre de raisonnement est très néfaste ; ces gens attachent de l’importance à ce qui leur arrive, en bien ou en mal, plutôt que d’examiner leur conscience sur ce qu’ils font eux-mêmes. Le risque est de vivre dans l’illusion la plus complète, jusqu’à devenir incapable de se connaître soi-même. Il faut donc rejeter absolument ce mode de pensée : non, les vicissitudes qui nous frappent ne sont pas un châtiment ; non, la chance n’est pas une bénédiction. Ce n’est pas cela qui compte. Ce qui nous rend heureux ou malheureux n’est pas ce qui nous arrive mais ce que nous faisons. Celui qui fait le bien est heureux du bonheur qu’il donne autour de lui ; celui qui fait le mal est malheureux et vit dans une grande misère spirituelle, quel que soit par ailleurs le confort de son existence.
Mais alors, si le malheur qui nous tombe dessus n’est pas mérité, notre foi est menacée de vertige : Dieu, qui est tout puissant, et qui laisse ainsi les innocents souffrir, est nécessairement un Dieu injuste. La souffrance devient alors un scandale ; Dieu est mis en accusation et il n’y a plus d’autre attitude raisonnable que de perdre la foi. Comment faire, en effet, pour rester croyant ? Il n’est pas inutile, peut-être, d’aller faire un tour du côté de l’Exode. On voit bien que le peuple hébreu souffre injustement, qu’il est opprimé par les Egyptiens et que cela est mauvais. Mais on voit aussi que Dieu ne reste pas indifférent ou passif devant cette douleur que le peuple n’a pas méritée ; il ne s’y résigne pas : « J’ai vu la misère de mon peuple, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer » (Ex 3, 7-8). Et c’est là qu’il faut être attentif : Dieu voit cette souffrance injuste ; Dieu est tout puissant : il peut – et il va – intervenir. Mais son action ne consiste pas à soulager cette souffrance, à la manière d’un antalgique qui ne soigne que le symptôme. La toute-puissance de Dieu ne cherche pas le confort. L’action suprême et éclatante de Dieu consiste à délivrer l’homme qui souffre ; la puissance de Dieu vient soutenir les efforts de l’homme pour qu’il se libère de ses douleurs et de ses angoisses. Si Dieu avait agi comme un antalgique, il aurait affaibli le cœur des Egyptiens qui seraient devenus gentils avec les Hébreux ; et tout serait rentré dans l’ordre. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Au contraire, les Egyptiens sont devenus de plus en plus féroces à l’égard du peuple hébreu, jusqu’au jour où les Hébreux se sont enfuis. Et là, dans cette libération, la toute puissance de Dieu était à l’œuvre. Aujourd’hui encore, c’est ce que l’Eglise célèbre au cours de la Vigile pascale.
La toute-puissance de Dieu n’est nullement la garantie du plaisir ou du confort. La toute-puissance de Dieu est au service de la liberté de l’homme. Nous sommes libres parce que Dieu est tout puissant. Il ne faut pas demander à la toute puissance de Dieu autre chose que ce que Dieu veut nous donner. En cela, Dieu veut nous montrer que la liberté – et surtout la liberté spirituelle – est infiniment plus précieuse que le bien-être. Ainsi, ce n’est pas Dieu qui est injuste ; ce qui est injuste, c’est que des souffrances nous viennent de la nature et du hasard, des tempêtes, des séismes, des épidémies ; ce qui est injuste, c’est aussi ce qui nous arrive de la violence, de la cruauté, de l’aveuglement des hommes. En un certain sens, on peut dire que l’homme est confronté à des puissances qui le dépassent et qui le font souffrir.
Car la nature est toute-puissante, et l’homme ne peut pas empêcher les éléments de se révolter : ils le savent ceux qui ont affronté le séisme ou la tempête ; ils le savent aussi ceux qui luttent contre ces douleurs intimes, contre ces maladies réputées incurables. La nature est parfois violente, destructrice, indomptable. C’est pour cela que Dieu a demandé à l’homme de dominer la nature, de la soumettre, autant que possible : « emplissez la terre et soumettez-la » (Gn 1, 28). Avec les progrès de la science, on comprend chaque jour un peu mieux la nature et on peut mettre à notre service les énergies immenses qui se trouvent dans l’univers. Mais, parfois, on butte sur des cas limites, il y a des violences naturelles que l’homme ne parvient pas à dominer ; parfois on sait domestiquer l’énergie de la nature, parfois cette énergie se déchaîne et devient un fléau. D’une autre manière, on peut dire également que Pharaon était tout-puissant : son pouvoir politique ne connaissait aucune limite, et lorsqu’il décrétait la mort, ou l’esclavage, ou l’oppression, rien ne pouvait le contredire. De même pour Pilate : dans un pays en guerre, les décisions les plus expéditives, les massacres les plus atroces ont beau être contraires à toute morale, le tyran cruel peut faire ce qu’il veut et tuer à sa guise ; il peut assassiner ces Galiléens qui offrent un sacrifice, si cela lui fait plaisir. Encore une fois, ce n’est pas Dieu qui est injuste, c’est le prince qui est violent jusqu’à la démesure.
C’est alors que nous pouvons découvrir, en Dieu, une autre expression de la toute-puissance. Lorsque la toute-puissance aveugle de la nature vient tout détruire, lorsque la toute-puissance du tyran fait régner la terreur et l’arbitraire, la toute-puissance bienveillante de Dieu nous propose un chemin spirituel de libération. En effet, c’est bien la toute puissance de Dieu qui a suscité Moïse pour libérer le peuple hébreu ; et c’est cette même toute puissance de Dieu qui a inspiré tous les grands saints, tous les libérateurs, tous les hommes de charité et de compassion. Devant le malheur du monde, ces hommes ne se sont pas résignés, ils n’ont pas dit : « vous souffrez ; vous êtes pécheurs ; c’est bien fait ». Ces hommes ont entendu l’appel de Dieu et, avec leurs frères, ils ont lutté pour la liberté. Les grandes figures de sainteté nous le prouvent : Mère Térésa n’a pas demandé si les pauvres de Calcutta étaient des impies qui méritaient leur misère. Elle a vu leur détresse et elle les a secourus. Saint Vincent de Paul ne s’est pas demandé si les galériens étaient coupables. Il a vu leur souffrance et il a reconnu en eux un visage du Christ des douleurs. Ces grands saints étaient des hommes libres, comme Moïse, et, comme Moïse, aussi des libérateurs.
La souffrance des hommes n’est pas l’occasion de faire des grands discours, mais plutôt d’agir ; c’est pour cela que Jésus dit qu’il est urgent de se convertir (Lc 13, 3 ; 5). Il ne sert à rien de scruter le malheur sans rien faire, de se demander : « pourquoi tant de souffrances ? » en restant assis dans son fauteuil. Ce n’est pas un acte de charité que de théoriser le mystère du mal. A rester chez soi en accusant Dieu, on perd la foi, immanquablement. Mais c’est en secourant les pauvres, les démunis, les hommes dans la détresse, que l’on découvre un Dieu tout-puissant et bon, un Dieu dont la toute-puissance nous inspire de quitter notre égoïsme, un Dieu qui nous encourage à être libres, vraiment libres pour servir nos frères. 

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