Ces Galiléens massacrés
par Pilate étaient-ils de grands pécheurs ? et ces dix-huit personnes
tuées par la chute de la tour de Siloé, étaient-elles particulièrement
coupables ? (Lc 13, 2 ; 4). Aujourd’hui, on ajouterait : pensez-vous
que cette famille française, que ces enfants enlevés par des islamistes au
Cameroun étaient des impies notoires ? Cette question scandaleuse hante
toute la réflexion humaine et notre pensée butte sur l’énigme de la souffrance.
Faut-il donner une connotation morale aux épreuves qui nous surviennent ?
Cette question que Jésus pose tout haut, chacun se la pose tout bas et il faut
avoir le courage de l’affronter, sereinement, logiquement, avec prudence :
car cette question est piégée.
Dans l’Antiquité et,
dans une certaine mentalité fataliste, aujourd’hui encore, des hommes peuvent
penser que le mal qui leur arrive est toujours la punition justifiée d’une
faute ancienne. Ce raisonnement tragique consiste à identifier la chance avec
une bénédiction de Dieu, et la malchance avec un châtiment. Beaucoup vivent
ainsi dans l’idée qu’ils sont choisis par Dieu quand tout va bien pour eux –
même s’ils font le mal par ailleurs – et beaucoup endurent les épreuves de la vie
comme un châtiment – même si, par ailleurs, ils ont toujours pratiqué l’honnêteté.
Ce genre de raisonnement est très néfaste ; ces gens attachent de l’importance
à ce qui leur arrive, en bien ou en mal, plutôt que d’examiner leur conscience
sur ce qu’ils font eux-mêmes. Le risque est de vivre dans l’illusion la plus
complète, jusqu’à devenir incapable de se connaître soi-même. Il faut donc
rejeter absolument ce mode de pensée : non, les vicissitudes qui nous
frappent ne sont pas un châtiment ; non, la chance n’est pas une
bénédiction. Ce n’est pas cela qui compte. Ce qui nous rend heureux ou
malheureux n’est pas ce qui nous arrive mais ce que nous faisons. Celui qui
fait le bien est heureux du bonheur qu’il donne autour de lui ; celui qui
fait le mal est malheureux et vit dans une grande misère spirituelle, quel que
soit par ailleurs le confort de son existence.
Mais alors, si le
malheur qui nous tombe dessus n’est pas mérité, notre foi est menacée de
vertige : Dieu, qui est tout puissant, et qui laisse ainsi les innocents
souffrir, est nécessairement un Dieu injuste. La souffrance devient alors un
scandale ; Dieu est mis en accusation et il n’y a plus d’autre attitude
raisonnable que de perdre la foi. Comment faire, en effet, pour rester
croyant ? Il n’est pas inutile, peut-être, d’aller faire un tour du côté
de l’Exode. On voit bien que le
peuple hébreu souffre injustement, qu’il est opprimé par les Egyptiens et que
cela est mauvais. Mais on voit aussi que Dieu ne reste pas indifférent ou
passif devant cette douleur que le peuple n’a pas méritée ; il ne s’y
résigne pas : « J’ai vu la misère de mon peuple, je connais ses
souffrances. Je suis descendu pour le délivrer » (Ex 3, 7-8). Et
c’est là qu’il faut être attentif : Dieu voit cette souffrance
injuste ; Dieu est tout puissant : il peut – et il va – intervenir.
Mais son action ne consiste pas à soulager cette souffrance, à la manière d’un
antalgique qui ne soigne que le symptôme. La toute-puissance de Dieu ne cherche
pas le confort. L’action suprême et éclatante de Dieu consiste à délivrer
l’homme qui souffre ; la puissance de Dieu vient soutenir les efforts de
l’homme pour qu’il se libère de ses douleurs et de ses angoisses. Si Dieu avait
agi comme un antalgique, il aurait affaibli le cœur des Egyptiens qui seraient
devenus gentils avec les Hébreux ; et tout serait rentré dans l’ordre.
Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Au contraire, les Egyptiens sont devenus
de plus en plus féroces à l’égard du peuple hébreu, jusqu’au jour où les
Hébreux se sont enfuis. Et là, dans cette libération, la toute puissance de
Dieu était à l’œuvre. Aujourd’hui encore, c’est ce que l’Eglise célèbre au
cours de la Vigile pascale.
La toute-puissance de
Dieu n’est nullement la garantie du plaisir ou du confort. La toute-puissance
de Dieu est au service de la liberté de l’homme. Nous sommes libres parce que
Dieu est tout puissant. Il ne faut pas demander à la toute puissance de Dieu
autre chose que ce que Dieu veut nous donner. En cela, Dieu veut nous montrer
que la liberté – et surtout la liberté spirituelle – est infiniment plus
précieuse que le bien-être. Ainsi, ce n’est pas Dieu qui est injuste ; ce
qui est injuste, c’est que des souffrances nous viennent de la nature et du
hasard, des tempêtes, des séismes, des épidémies ; ce qui est injuste,
c’est aussi ce qui nous arrive de la violence, de la cruauté, de l’aveuglement
des hommes. En un certain sens, on peut dire que l’homme est confronté à des
puissances qui le dépassent et qui le font souffrir.
Car la nature est
toute-puissante, et l’homme ne peut pas empêcher les éléments de se
révolter : ils le savent ceux qui ont affronté le séisme ou la
tempête ; ils le savent aussi ceux qui luttent contre ces douleurs
intimes, contre ces maladies réputées incurables. La nature est parfois
violente, destructrice, indomptable. C’est pour cela que Dieu a demandé à
l’homme de dominer la nature, de la soumettre, autant que possible :
« emplissez la terre et soumettez-la »
(Gn 1, 28). Avec les progrès de la science, on comprend chaque jour un peu
mieux la nature et on peut mettre à notre service les énergies immenses qui se
trouvent dans l’univers. Mais, parfois, on butte sur des cas limites, il y a
des violences naturelles que l’homme ne parvient pas à dominer ; parfois
on sait domestiquer l’énergie de la nature, parfois cette énergie se déchaîne
et devient un fléau. D’une autre manière, on peut dire également que Pharaon
était tout-puissant : son pouvoir politique ne connaissait aucune limite,
et lorsqu’il décrétait la mort, ou l’esclavage, ou l’oppression, rien ne
pouvait le contredire. De même pour Pilate : dans un pays en guerre, les
décisions les plus expéditives, les massacres les plus atroces ont beau être contraires
à toute morale, le tyran cruel peut faire ce qu’il veut et tuer à sa guise ;
il peut assassiner ces Galiléens qui offrent un sacrifice, si cela lui fait
plaisir. Encore une fois, ce n’est pas Dieu qui est injuste, c’est le prince
qui est violent jusqu’à la démesure.
C’est alors que nous pouvons découvrir, en Dieu, une autre
expression de la toute-puissance. Lorsque la toute-puissance aveugle de la
nature vient tout détruire, lorsque la toute-puissance du tyran fait régner la
terreur et l’arbitraire, la toute-puissance bienveillante de Dieu nous propose
un chemin spirituel de libération. En effet, c’est bien la toute puissance de Dieu
qui a suscité Moïse pour libérer le peuple hébreu ; et c’est cette même
toute puissance de Dieu qui a inspiré tous les grands saints, tous les
libérateurs, tous les hommes de charité et de compassion. Devant le malheur du
monde, ces hommes ne se sont pas résignés, ils n’ont pas dit : « vous
souffrez ; vous êtes pécheurs ; c’est bien fait ». Ces hommes
ont entendu l’appel de Dieu et, avec leurs frères, ils ont lutté pour la liberté.
Les grandes figures de sainteté nous le prouvent : Mère Térésa n’a pas
demandé si les pauvres de Calcutta étaient des impies qui méritaient leur
misère. Elle a vu leur détresse et elle les a secourus. Saint Vincent de Paul
ne s’est pas demandé si les galériens étaient coupables. Il a vu leur
souffrance et il a reconnu en eux un visage du Christ des douleurs. Ces grands
saints étaient des hommes libres, comme Moïse, et, comme Moïse, aussi des
libérateurs.
La souffrance des hommes
n’est pas l’occasion de faire des grands discours, mais plutôt d’agir ; c’est
pour cela que Jésus dit qu’il est urgent de se convertir (Lc 13, 3 ; 5).
Il ne sert à rien de scruter le malheur sans rien faire, de se demander :
« pourquoi tant de souffrances ? » en restant assis dans son
fauteuil. Ce n’est pas un acte de charité que de théoriser le mystère du mal. A
rester chez soi en accusant Dieu, on perd la foi, immanquablement. Mais c’est
en secourant les pauvres, les démunis, les hommes dans la détresse, que l’on
découvre un Dieu tout-puissant et bon, un Dieu dont la toute-puissance nous inspire
de quitter notre égoïsme, un Dieu qui nous encourage à être libres, vraiment
libres pour servir nos frères.
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