Les trois
paraboles de Lc 15 sont des textes difficiles. Jean-Paul II avait donné un
commentaire de celle que nous lisons aujourd’hui. Relire ce commentaire est toujours
profitable ; Lettre encyclique Dives
in misericordia (30 novembre 1980) ; n° 5-6. On peut consulter ce
texte sur le site du Vatican – lien :
http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_30111980_dives-in-misericordia_fr.html
Est-il injuste de pardonner ? Voilà
la grande question que pose Lc 15. L’évangile que nous avons entendu
dimanche dernier posait plutôt le problème inverse. La question était
alors : est-il injuste que des innocents souffrent ? Ces Galiléens
que Pilate avait fait massacrer sans raison, ou bien ces pauvres gens qui
avaient péri dans l’effondrement de la tour de Siloé semblaient avoir été
frappés par un destin aveugle. La souffrance causée par le hasard est un défi
que la réalité lance à notre conception de la justice humaine. Les épreuves qui
frappent les hommes justes, les souffrances qui paraissent non méritées nous
révoltent. Ce que Jésus voulait dire alors, je crois, c’est que personne ne
mérite de souffrir et que devant la détresse humaine, tout homme, qu’il soit
bon ou mauvais, qu’il soit juste ou pécheur, a le droit d’être secouru,
protégé, aidé. Car Dieu ne regarde pas l’humanité en faisant le tri :
« il fait se lever le soleil sur les méchants et sur les bons, il fait
tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Mt 5, 45).
Aujourd’hui, la question n’est donc pas
d’estimer les épreuves qui affligent les honnêtes gens, mais, à l’inverse,
d’estimer le pardon accordé aux pécheurs. L’opinion de bon sens est a priori exprimée par le fils
aîné : son frère est un homme impie, qui a abandonné les siens, qui a volé
sa part d’héritage, qui a dilapidé le patrimoine familial pour mener grande
vie. Le moins qu’on pourrait exiger, c’est que ce fils indigne “paye” pour tout
ce mal qu’il a commis. Dimanche dernier, nous étions amers de ce mal qui frappe
les honnêtes gens ; aujourd’hui, nous sommes consternés de ce bien qui
arrive à un homme malhonnête. Il paraît impossible de pardonner ainsi, sans
condition ; pire : cela paraît irresponsable. Ce père qui ouvre ses
bras, qui accueille, et qui fait la fête semble être un faible, un imprudent,
un homme sans principe. Recevoir ainsi dans la joie son fils, paraît contraire
à toutes les règles de la pédagogie ; c’est de l’incitation à la débauche.
Il est curieux pourtant que nous soyons
ainsi choqués par le bien comme par le mal. Dans nos relations avec Dieu, tout
nous révolte : les malheurs de l’existence qui accablent les justes nous
révoltaient dimanche dernier ; les bontés de Dieu envers les pécheurs nous
révoltent aujourd’hui. D’un côté, nous imaginons un Dieu cruel, et nous
rejetons ce Dieu cruel ; de l’autre, nous imaginons un Dieu laxiste, et
nous rejetons ce Dieu laxiste. Pourtant, il nous faut être un peu plus
lucides : le Dieu cruel, tout comme le Dieu laxiste, ne sont que le fruit
de notre imagination. Car Dieu n’est ni cruel, ni laxiste. Dieu est juste et
miséricordieux : sa justice est la plus miséricordieuse qui soit ; et
sa miséricorde est la plus juste qui se puisse concevoir.
Le mal existe, c’est un fait ;
l’homme est pécheur. En partant de ce constat, Dieu ne demande qu’une seule
chose : pardonner. Et pour cela, il n’exige qu’une seule chose : un
aveu sincère et libre. Est-il laxiste de pardonner à celui qui se reconnaît
pécheur ? non. Aux yeux de Dieu, il n’est pas injuste de pardonner à celui
qui rentre en lui-même, qui discerne sa faute, qui veut changer de vie et
renoncer au mal – c’est même cela la justice de Dieu. A l’inverse, est-il cruel
de ne pas pardonner à ceux qui refusent de se reconnaître pécheurs ? non
plus. Car il est impossible d’accueillir pour la fête ceux qui se vantent de
leurs fautes, qui fuient dans de fausses excuses, qui se canonisent eux-mêmes.
Voilà comment Dieu en use avec nous. Dieu est miséricordieux au point de
pardonner à ceux qui reviennent vers lui ; Dieu est juste et il met en
garde ceux qui refusent d’avouer leurs torts et qui pourraient ainsi se priver
de sa bonté. Cette logique est très simple.
Le fils aîné, lui, vit dans une toute
autre logique. Il croit seulement en la justice : celui qui fait le mal
doit être puni, celui qui fait le bien doit être récompensé ; et il se
croit juste lui-même. Il se dit : « je suis un honnête homme ;
il est normal que je reçoive des honneurs, de la richesse, du confort ».
Car c’est, en effet, un honnête homme que ce fils aîné, dévoué, serviable,
généreux, fidèle ; mais il fait de son honnêteté un fardeau, il voit son
dévouement comme l’attente d’une récompense, il considère sa générosité comme
de l’héroïsme et sa fidélité devient de l’intransigeance. En fait, ce bon fils
est plein de jalousie ; s’il a travaillé pour son père, ce n’est pas par
amour, mais par intérêt. Derrière chaque bonne action se trouvait un calcul,
soigneusement tenu depuis le premier jour. Et aujourd’hui, le fils aîné
présente la note : il a le droit d’être considéré. Son courage dans le
travail était en fait une vengeance ; en cherchant à capter les
compliments de son père, il voulait haïr son frère. Et il n’avait pas de mal,
sans doute, à faire remarquer sa bonne conduite. Lorsque son mauvais frère est
enfin parti, il pensait avoir gagné la partie : le pécheur s’est exclu
lui-même – se disait-il – c’est à mon tour de profiter maintenant. Il ne sait
pas encore que dans sa logique qui voulait chasser le pécheur, il s’exclura
lui-même de la joie finale.
Il y a donc, dans cet évangile, deux
logiques différentes, qui s’opposent : 1° la logique de la pure
justice demande qu’on récompense le bien et qu’on punisse le mal ; c’est
la logique du fils aîné. 2° la logique de la justice miséricordieuse
demande qu’on pardonne à ceux qui reconnaissent leurs torts ; c’est la
logique du père. La première logique qui veut exclure le pécheur, conduit à cette
illusion terrible de se croire juste soi-même. Parce qu’il est honnête, le fils
aîné se constitue alors juge universel et se décerne à lui-même le premier prix
de morale. Et pour cela, il se permet de chasser son frère, il refuse celui
qu’il considère comme pécheur – et lui-même est incapable de se considérer
comme pécheur. La deuxième logique est plus déstabilisante ; elle consiste
à accueillir les pécheurs repentis. Cela ne veut pas dire qu’on approuve leurs
actes ; cela veut dire qu’on se reconnaît soi-même pécheur. Mon frère a
commis une faute ; je dois d’abord reconnaître que moi-même j’ai aussi
commis des fautes. Si mon péché n’a pas été aussi grave ou aussi scandaleux ou
aussi visible que celui du fils prodigue, je dois reconnaître que c’est par
grâce que j’en ai été préservé. Et donc, je n’ai pas le droit de juger mon
frère ; et je n’ai pas le droit de juger Dieu qui lui pardonne. La
première logique a conduit le fils aîné à rester au-dehors, refusant l’accueil,
refusant la joie, refusant la fête. La seconde logique a conduit le père à tuer
le veau gras et à se réjouir du retour de son fils. Il nous faut choisir :
la logique de la justice rigoureuse qui risque de priver le fils aîné de la
joie, ou bien la logique du père qui introduit le pécheur dans le pardon et la
fête.
Ce
choix est l’enjeu de toute une vie. Il nous faut décider si nous acceptons,
pour l’éternité, la compagnie des pécheurs. Soit nous pensons être justes et
nous considérons les pécheurs comme des gens infréquentables ; alors nous
nous privons nous-mêmes de la fête. Soit nous reconnaissons que nous sommes
pécheurs, et nous acceptons d’entrer dans cette fête des pécheurs qu’on appelle
le salut. Jésus veut que ce choix soit lucide.
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