dimanche 10 mars 2013

4ème dimanche de Carême - Année C


Les trois paraboles de Lc 15 sont des textes difficiles. Jean-Paul II avait donné un commentaire de celle que nous lisons aujourd’hui. Relire ce commentaire est toujours profitable ; Lettre encyclique Dives in misericordia (30 novembre 1980) ; n° 5-6. On peut consulter ce texte sur le site du Vatican – lien :  

http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_30111980_dives-in-misericordia_fr.html

            Est-il injuste de pardonner ? Voilà la grande question que pose Lc 15. L’évangile que nous avons entendu dimanche dernier posait plutôt le problème inverse. La question était alors : est-il injuste que des innocents souffrent ? Ces Galiléens que Pilate avait fait massacrer sans raison, ou bien ces pauvres gens qui avaient péri dans l’effondrement de la tour de Siloé semblaient avoir été frappés par un destin aveugle. La souffrance causée par le hasard est un défi que la réalité lance à notre conception de la justice humaine. Les épreuves qui frappent les hommes justes, les souffrances qui paraissent non méritées nous révoltent. Ce que Jésus voulait dire alors, je crois, c’est que personne ne mérite de souffrir et que devant la détresse humaine, tout homme, qu’il soit bon ou mauvais, qu’il soit juste ou pécheur, a le droit d’être secouru, protégé, aidé. Car Dieu ne regarde pas l’humanité en faisant le tri : « il fait se lever le soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Mt 5, 45).
            Aujourd’hui, la question n’est donc pas d’estimer les épreuves qui affligent les honnêtes gens, mais, à l’inverse, d’estimer le pardon accordé aux pécheurs. L’opinion de bon sens est a priori exprimée par le fils aîné : son frère est un homme impie, qui a abandonné les siens, qui a volé sa part d’héritage, qui a dilapidé le patrimoine familial pour mener grande vie. Le moins qu’on pourrait exiger, c’est que ce fils indigne “paye” pour tout ce mal qu’il a commis. Dimanche dernier, nous étions amers de ce mal qui frappe les honnêtes gens ; aujourd’hui, nous sommes consternés de ce bien qui arrive à un homme malhonnête. Il paraît impossible de pardonner ainsi, sans condition ; pire : cela paraît irresponsable. Ce père qui ouvre ses bras, qui accueille, et qui fait la fête semble être un faible, un imprudent, un homme sans principe. Recevoir ainsi dans la joie son fils, paraît contraire à toutes les règles de la pédagogie ; c’est de l’incitation à la débauche.
            Il est curieux pourtant que nous soyons ainsi choqués par le bien comme par le mal. Dans nos relations avec Dieu, tout nous révolte : les malheurs de l’existence qui accablent les justes nous révoltaient dimanche dernier ; les bontés de Dieu envers les pécheurs nous révoltent aujourd’hui. D’un côté, nous imaginons un Dieu cruel, et nous rejetons ce Dieu cruel ; de l’autre, nous imaginons un Dieu laxiste, et nous rejetons ce Dieu laxiste. Pourtant, il nous faut être un peu plus lucides : le Dieu cruel, tout comme le Dieu laxiste, ne sont que le fruit de notre imagination. Car Dieu n’est ni cruel, ni laxiste. Dieu est juste et miséricordieux : sa justice est la plus miséricordieuse qui soit ; et sa miséricorde est la plus juste qui se puisse concevoir.
            Le mal existe, c’est un fait ; l’homme est pécheur. En partant de ce constat, Dieu ne demande qu’une seule chose : pardonner. Et pour cela, il n’exige qu’une seule chose : un aveu sincère et libre. Est-il laxiste de pardonner à celui qui se reconnaît pécheur ? non. Aux yeux de Dieu, il n’est pas injuste de pardonner à celui qui rentre en lui-même, qui discerne sa faute, qui veut changer de vie et renoncer au mal – c’est même cela la justice de Dieu. A l’inverse, est-il cruel de ne pas pardonner à ceux qui refusent de se reconnaître pécheurs ? non plus. Car il est impossible d’accueillir pour la fête ceux qui se vantent de leurs fautes, qui fuient dans de fausses excuses, qui se canonisent eux-mêmes. Voilà comment Dieu en use avec nous. Dieu est miséricordieux au point de pardonner à ceux qui reviennent vers lui ; Dieu est juste et il met en garde ceux qui refusent d’avouer leurs torts et qui pourraient ainsi se priver de sa bonté. Cette logique est très simple.
            Le fils aîné, lui, vit dans une toute autre logique. Il croit seulement en la justice : celui qui fait le mal doit être puni, celui qui fait le bien doit être récompensé ; et il se croit juste lui-même. Il se dit : « je suis un honnête homme ; il est normal que je reçoive des honneurs, de la richesse, du confort ». Car c’est, en effet, un honnête homme que ce fils aîné, dévoué, serviable, généreux, fidèle ; mais il fait de son honnêteté un fardeau, il voit son dévouement comme l’attente d’une récompense, il considère sa générosité comme de l’héroïsme et sa fidélité devient de l’intransigeance. En fait, ce bon fils est plein de jalousie ; s’il a travaillé pour son père, ce n’est pas par amour, mais par intérêt. Derrière chaque bonne action se trouvait un calcul, soigneusement tenu depuis le premier jour. Et aujourd’hui, le fils aîné présente la note : il a le droit d’être considéré. Son courage dans le travail était en fait une vengeance ; en cherchant à capter les compliments de son père, il voulait haïr son frère. Et il n’avait pas de mal, sans doute, à faire remarquer sa bonne conduite. Lorsque son mauvais frère est enfin parti, il pensait avoir gagné la partie : le pécheur s’est exclu lui-même – se disait-il – c’est à mon tour de profiter maintenant. Il ne sait pas encore que dans sa logique qui voulait chasser le pécheur, il s’exclura lui-même de la joie finale.
            Il y a donc, dans cet évangile, deux logiques différentes, qui s’opposent : 1° la logique de la pure justice demande qu’on récompense le bien et qu’on punisse le mal ; c’est la logique du fils aîné. 2° la logique de la justice miséricordieuse demande qu’on pardonne à ceux qui reconnaissent leurs torts ; c’est la logique du père. La première logique qui veut exclure le pécheur, conduit à cette illusion terrible de se croire juste soi-même. Parce qu’il est honnête, le fils aîné se constitue alors juge universel et se décerne à lui-même le premier prix de morale. Et pour cela, il se permet de chasser son frère, il refuse celui qu’il considère comme pécheur – et lui-même est incapable de se considérer comme pécheur. La deuxième logique est plus déstabilisante ; elle consiste à accueillir les pécheurs repentis. Cela ne veut pas dire qu’on approuve leurs actes ; cela veut dire qu’on se reconnaît soi-même pécheur. Mon frère a commis une faute ; je dois d’abord reconnaître que moi-même j’ai aussi commis des fautes. Si mon péché n’a pas été aussi grave ou aussi scandaleux ou aussi visible que celui du fils prodigue, je dois reconnaître que c’est par grâce que j’en ai été préservé. Et donc, je n’ai pas le droit de juger mon frère ; et je n’ai pas le droit de juger Dieu qui lui pardonne. La première logique a conduit le fils aîné à rester au-dehors, refusant l’accueil, refusant la joie, refusant la fête. La seconde logique a conduit le père à tuer le veau gras et à se réjouir du retour de son fils. Il nous faut choisir : la logique de la justice rigoureuse qui risque de priver le fils aîné de la joie, ou bien la logique du père qui introduit le pécheur dans le pardon et la fête.
            Ce choix est l’enjeu de toute une vie. Il nous faut décider si nous acceptons, pour l’éternité, la compagnie des pécheurs. Soit nous pensons être justes et nous considérons les pécheurs comme des gens infréquentables ; alors nous nous privons nous-mêmes de la fête. Soit nous reconnaissons que nous sommes pécheurs, et nous acceptons d’entrer dans cette fête des pécheurs qu’on appelle le salut. Jésus veut que ce choix soit lucide. 

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