Qu’est-ce donc qu’être
croyant ? Nous tous, réunis ce matin, nous sommes croyants – sinon, nous
ne serions pas là, sans doute – mais en quoi croyons-nous ? en qui
croyons-nous ? Il ne suffit pas de dire que nous croyons qu’il y a un Dieu
qui serait là pour nous protéger des malheurs, nous préserver de la souffrance.
Cette petite image, cette petite idole d’un dieu confortable et sécurisant ne
tient pas longtemps. Nous avons médité vendredi les récits de la mort de
Jésus : l’idée que Dieu serait une assurance contre la douleur ne
correspond pas à ce que la croix du Christ nous a révélé.
Mais alors, en qui
croyons-nous ? quelle est notre foi ? Il ne suffit pas non plus de
croire qu’il y a un Dieu qui punit les pécheurs et récompense les saints. Dieu
n’est pas simplement une justice finale qui viendrait régler les comptes au
jugement dernier. En effet, sur la croix, c’est bien autre chose que Jésus nous
a révélé. En mourant, Jésus n’a pas dit : Père, condamne-les, car ce sont
des pécheurs. Il a dit : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce
qu’ils font » (Lc 23, 34). Ainsi, il n’est pas du tout sûr que Dieu
soit, en fin de compte, l’accusateur des coupables, le vengeur de tous les
crimes.
Mais alors, quel est le
cœur de notre foi ? Le cœur de notre foi n’est pas une idée de Dieu, ni
même une idée sur Dieu. Le cœur de notre foi est un événement. Le cœur de notre
foi est la réponse à cette question : que s’est-il passé le dimanche
matin ? Il s’est produit cette chose étonnante : les disciples de
Jésus, qui étaient affligés par sa mort douloureuse et injuste le vendredi à
trois heures sont allés sur sa tombe pour se recueillir ; c’est un geste
étrange, que nous faisons pourtant nous-mêmes. Et là, ils ont été bouleversés de
voir le sépulcre ouvert, les linges en place, et le cadavre absent. Et les
disciples ont assez vite compris qu’il n’y avait aucune explication humaine à
ce tombeau ouvert, qu’il n’y avait pas de raison terrestre à ces linges en
place, qu’il n’y avait pas de cause matérielle à l’absence du cadavre. Il n’y a
qu’une pensée possible – loin d’être évidente, qui dépasse tout ce qu’on peut
imaginer – que Jésus, cet homme mort le vendredi, enfoui dans le sépulcre le
samedi, est, de sa propre initiative, de sa propre autorité, vivant le dimanche
matin. Si Dieu n’est pas celui qui a préservé Jésus de la souffrance, si Dieu
n’est pas celui qui a puni les bourreaux de Jésus, Dieu est en revanche celui
qui manifeste, dans la résurrection de Jésus, combien sa vie est plus puissante
que nos morts.
Etre croyant, c’est
cela : croire que Jésus était mort le vendredi – vraiment mort – et qu’il
est vivant – vraiment vivant, vivant avec son corps – le dimanche matin et que
cela n’est l’œuvre que de Dieu. Comprenons bien de quoi il s’agit : la
résurrection, ce n’est pas être vivant dans le souvenir de ses amis, être
présent spirituellement aux côtés de ses proches, comme on peut le dire d’un
défunt dont la personnalité a été marquante. Le ressuscité n’est pas non plus une
sorte de fantôme de conte fantastique ni un mort-vivant de film d’horreur. Plus
important : la résurrection n’est pas non plus de la simple survie de
l’âme, immortelle, tandis que le corps tombe en ruine. A l’époque de Jésus,
tous les païens savaient déjà que l’âme est immortelle et si ce n’était que
cela, l’apport de la foi chrétienne aurait été nul. La résurrection, c’est Jésus
(Jn 11, 25), vivant avec son corps,
son propre corps de chair, ce même
corps qui était dans le tombeau sans vie la veille.
Mais il y a plus
important encore, car la résurrection, qui concerne Jésus tout d’abord,
concerne aussi tous les hommes qui partagent avec Jésus la même nature humaine
faite d’un corps et d’une âme. Avant Jésus, à quelques exceptions près, Hénoch
(Gn 5, 24), Elie (2R 2, 11), tous les hommes mouraient et laissaient sur terre
leur cadavre. Ces quelques privilégiés de l’ancien Testament ne sont d’ailleurs
pas morts et il est donc logique qu’on n’ait pas leur tombeau. Mais, voici
l’essentiel : avant Jésus on pouvait, théoriquement, compter le nombre
d’individus passés de vie à trépas, on pouvait compter les cadavres, on pouvait
compter le nombre de morts, ces trois résultats coïncidaient car tous les
défunts avaient laissé leur cadavre et étaient définitivement morts. Et voilà
que ce dimanche matin, si on compte, d’un côté, le nombre des hommes passés de
vie à trépas, et, de l’autre, le nombre de cadavres et le nombre de morts, on
trouve cette chose stupéfiante : le nombre des trépassés est supérieur
d’une unité au nombre des morts. L’humanité doit faire ce constat
étrange : il manque un cadavre.
Et vous comprenez sans
peine que si un homme est entré dans la mort pour en ressortir, si un homme a
réussi à s’enfuir du tombeau, qui était pourtant la prison la plus définitive
qu’on puisse imaginer, c’est que les autres vont suivre. Quand un détenu
s’évade d’une prison, il part rarement seul ; c’est que la geôle est
devenue une passoire. Et c’est bien ce qui se produit aujourd’hui : la mort
est une prison ouverte ; il y a eu une mutinerie. Le chef de la bande est
un certain Jésus, prince de la vie, condamné injustement à devenir l’otage de
la mort. Mais ce prisonnier habile s’est laissé faire, il est entré dans la
prison, pour, de l’intérieur, en déverrouiller les portes ; il est sorti
en éclaireur et les autres défunts ne vont pas tarder à suivre.
Du point de vue de la
mort, cela est une catastrophe ; c’est la ruine. La logique si bien rôdée
depuis les origines de l’humanité est prise en défaut. Il manque un cadavre,
c’est-à-dire : un défunt n’est plus un mort ; tout est mis sens
dessus-dessous. Et il ne s’agit pas d’une image, d’une manière de parler ;
il ne s’agit pas d’une grande idée pour dire « la vie est plus
forte ». Il s’agit d’un fait, concrètement constaté, irréfutablement
établi : il manque un cadavre ; il y aujourd’hui a un homme mort de
moins qu’il n’y a d’hommes ayant décédé. Comptez-les : il y a un écart
d’une personne. Et sur la base de cet écart entre le nombre des décédés et le
nombre des prisonniers de la mort, la foi chrétienne affirme : « je
crois en la résurrection de la chair ».
Et pourtant, nous
continuons de visiter nos cimetières, et nos tombes familiales se remplissent
d’année en année. Et à chaque enterrement, nous réaffirmons notre conviction
que l’âme est immortelle (conviction que nous partageons avec la plupart des
non-chrétiens) ; et nous affirmons aussi notre foi en la résurrection des
corps (conviction qui relève spécifiquement de la foi chrétienne). Et nous ne
voyons pas que les morts ressuscitent ; certes. Et pourtant, nous voyons,
chaque dimanche des vivants qui n’ont pas peur de la mort, des vivants qui sont
certains de ressusciter, des vivants qui n’ont pas besoin de voir eux-mêmes un
mort sortir du tombeau, parce que cela est déjà fait et attesté par des témoins
dignes de foi. Il ne reste plus qu’à attendre que les murs de la prison tombent
définitivement ; mais nous avons déjà la certitude que la partie est
gagnée. La mort ne se remettra pas de l’évasion de Jésus.
Qu’est-ce qu’être
croyant ? C’est témoigner par notre présence, ce matin, que Jésus est
ressuscité. Car, si nous ne voyons pas encore les morts ressusciter, nous
voyons tous les chrétiens rassemblés et la conviction de chacun, ce matin, est
moins qu’une preuve, mais plus qu’un indice que Jésus est vraiment ressuscité.
La foi de chacun est un argument plausible, fiable, crédible, une affirmation
de la défaite de la mort. Ayons le courage d’être les uns pour les autres des
témoins de cette joie que rien, pas même la mort, ne pourra nous ravir (bénédiction solennelle de Pâques).