Lorsque nous lisons ces pages d’évangile que nous appelons les «évangiles de l’enfance» (Mt1-2 et Lc1-2), notre regard est parfois pollué par une querelle d’exégètes des XIX° et XX° siècles: il y aurait dans ces textes trop de merveilleux pour qu’on puisse y croire vraiment. Ce qui agaçait ces rationalistes, c’était ces anges, ces apparitions, cette étoile qui guide les mages, ces prémonitions. Ils imaginaient alors la vie quotidienne de Marie, Joseph et Jésus, telle que racontée par Matthieu et Luc, comme une sorte d’existence paranormale, comme si Dieu le Père avait mis en permanence à leur disposition «douze légions d’anges» (Mt26,53) qui faisaient la cuisine, le ménage et le repassage de toute la sainte famille. Aussi, pour éviter une telle conception mythologique de l’enfance de Jésus, ces biblistes généreux ont commencé à tout saccager et à ôter de l’évangile tout ce qui leur semblait trop beau pour être vrai.
Le fragment que nous venons de lire montre bien qu’il y a là un faux problème. La vie de Marie, Joseph et Jésus fut une existence ordinaire; ou plutôt: s’il y a eu de l’extraordinaire, celui-ci n’a jamais pris la forme d’un conte de fées. Il est possible, en effet, de lire un récit continu de six versets (Lc2,16-21) dans toute sa simplicité, et voir comment le supposé “merveilleux” y est exprimé très sobrement. Relisons.
Les bergers vont à Bethléem et voient l’enfant qui est né dans cette étable, couché dans la mangeoire où, faute de mieux, sa mère l’a déposé. Ce qu’a fait Marie est ce que toute mère possédant du bon sens aurait fait. Ce que voient les bergers n’est rien d’autre que ce que chacun aurait vu en pareille circonstance. Où est l’extraordinaire? Ce qui est déroutant, c’est que les bergers savaient, semble-t-il, à l’avance ce qu’ils allaient voir. Ils disent, en effet, à qui veut les entendre «ce qui leur avait été annoncé au sujet de cet enfant» (Lc2,17) et nous lisons, quelques versets plus haut, que ce sont des «anges» (Lc2,9-15) qui leur ont parlé (de ces anges dont les rationalistes nous ont appris à nous méfier…) Que conclure de cela? Il n’y a pas lieu de chercher à décrire ce que saint Luc appelle un ange (avait-il des ailes? avec des plumes? était-il joufflu? chantait-il en latin? jouait-il de la trompette?) Toutes ces questions sont de fausses questions.
Plus réelle, et plus importante, est cette conviction des bergers: ils vont voir un enfant qu’ils ne connaissent pas, né de parents qu’ils ne connaissent pas, et ils ont compris que cet enfant n’est pas comme les autres. De fait, aucun enfant n’est “comme les autres”, car tout enfant est unique, porte en lui des potentialités uniques, aura une vie unique… mais là – les bergers en ont l’intuition – il y a quelque chose de plus, de différent. Qu’y a-t-il dans cette attitude d’incroyable, de trop beau pour être vrai? Ou, pour dire autrement : les bergers seraient-ils incapables d’être prophètes? L’ancien Testament donne plusieurs exemples de bergers choisis par Dieu: David (1S16,11), Amos (Am1,1). Ces bergers ne seraient-ils donc pas capables de reconnaître dans cet enfant de Bethléem l’héritier de David? Bethléem n’est-elle pas la ville de David, et David ne fut-il par berger comme ils sont eux-mêmes bergers? Ces gardiens de troupeau seraient vraiment obtus s’ils n’avaient pas eu quelque intuition à ce sujet; ou bien Dieu serait vraiment maladroit s’il ne parvenait pas à faire comprendre à des gens d’une si belle simplicité ce mystère qu’il cache aux sages et aux savants (Lc10,21). Ensuite, qu’on appelle des «anges» le moyen par lequel Dieu a fait comprendre cela aux bergers, peu importe; qu’on se les représente jouant de la trompette ou volant au-dessus du sol, peu importe. L’incroyable n’est pas dans le texte, mais dans ce que nous imaginons du texte. Le texte, lui, est simple, ordinaire, et fiable.
L’attitude de Marie aussi (Lc2,19) nous aide à voir comment tout cela fut vécu sans merveilleux. C’est par une disposition de recueillement, de silence, de prière, que Marie intériorise ce qui se déroule extérieurement. Ce qui compte, ce n’est pas le bruit, le tapage de Bethléem une nuit de recensement qui voit naître un homme de plus, les chants des bergers… tout cela se déroule ordinairement, comme si Jésus n’était qu’un homme de plus. Où est l’extraordinaire? Il est dans l’intelligence spirituelle que Marie cherche dans ces faits de la vie normale, il est dans ce cœur d’oraison et de ferveur où Marie accueille, à chaque instant, la parole de Dieu. Y a-t-il là quelque chose d’incroyable? Non vraiment.
Enfin, le verset conclusif nous parle de la circoncision de Jésus (Lc2,21). Là encore, c’est un fait normal de la vie de tout enfant juif: de même qu’Abraham avait circoncis Isaac le huitième jour (Gn21,4), de même tout fils de mère juive passait par ce rite d’alliance, de même Jésus… C’est très simple. Mais, ce qui est moins simple, c’est ce que rapporte Luc quant au nom qui est alors donné à l’enfant: il «reçut le nom de Jésus, le nom que l’ange lui avait donné avant sa conception» (Lc2,21). Encore un ange, direz-vous! Cet ange-là est celui de l’Annonciation qui avait parlé à Marie de sa maternité virginale et avait nommé l’enfant à naître : «tu lui donneras le nom de Jésus» (Lc1,31). Dans un tel épisode, le merveilleux qui nous gêne – encore une fois – ne se trouve pas dans le texte, mais dans ce que nous en imaginons: Gabriel avait-il une ceinture dorée et des ailes? était-il entré dans la maison de Nazareth par la fenêtre, en volant, ou par la porte, en frappant? Toutes ces questions – encore une fois – ne nous aident pas à comprendre.
Si nous croyons à la virginité de Marie dans sa maternité (et nous y croyons sans doute, puisque nous sommes catholiques – c’est une affirmation difficile de notre foi, c’est vrai, mais nous y croyons, puisque nous sommes croyants), comment peut-on supposer qu’elle ait découvert en elle la conception d’un enfant sans que Dieu lui ait, d’une manière connue de lui que nous ne pouvons imaginer, expliqué un peu de quoi il s’agissait? Mais c’est bien le contraire qui serait invraisemblable: qu’il n’y ait pas eu d’Annonciation, c’est cela qui serait indigne de Dieu et de Marie! Ensuite, les hésitations sur la tenue vestimentaire de l’ange Gabriel ne sont que des arguties qui se trouvent dans l’imagination des peintres, pas dans le texte.
L’évangile (tout l’évangile en général, et les évangiles de l’enfance en particulier) parle de réalités spirituelles. Ceux qui ne croient pas à la vie spirituelle (qui pensent que tout est matière) peuvent refuser l’esprit au nom d’une science physique mal comprise. Ils peuvent dire que le spirituel est du merveilleux, de l’imaginaire, des légendes. Mais ceux qui croient à la vie spirituelle peuvent lire l’évangile comme un texte spirituel, sans y ajouter du merveilleux, de l’imaginaire ni des légendes, parce que l’évangile n’est pas un conte de fée. C’est l’histoire d’un Dieu qui parle au cœur des hommes (au cœur des bergers, au cœur de Joseph, au cœur de Marie) – et il serait bien étrange, en fait, que ce Dieu ne se révèle pas aux humbles et aux petits.
N’ayons donc pas peur de lire l’évangile tel qu’il est, simplement, dans la sobriété d’un texte qui nous montre à chaque ligne que «Dieu est esprit» (Jn4,24) et qu’il nous parle dans le sanctuaire de notre conscience.
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