La patience à laquelle nous invite saint Jacques (Jc5,7) est une belle vertu; c’est aussi une vertu difficile. Notre époque est, dit-on, marquée par une certaine impatience: avoir tout, tout de suite est l’exigence minimale que tout client se sent le droit (presque le devoir) d’imposer à ses fournisseurs. Le monde est devenu si rapide, le temps semble tellement précieux («time is money») que la patience est aujourd’hui considérée comme l’attitude des incapables, de ceux qui n’ont rien d’important à faire. Tout ce qui compte doit être “vite fait, bien fait” et ceux qui ont la bêtise d’attendre ne sont utiles qu’à rester au ban de la société de consommation.
Mais alors, s’il en est vraiment ainsi, pourquoi les chrétiens considèrent-ils encore la patience comme une vertu, comme une attitude juste et bonne? Est-ce seulement parce qu’ils sont d’irréformables rétrogrades, nostalgiques d’un monde de la lenteur et de la misère? Ou bien y a-t-il dans la patience chrétienne quelque chose de plus, quelque chose de mieux?
Si la patience consistait seulement à supporter les contrariétés qui nous viennent de l’extérieur, cette sorte d’endurance serait une vertu bien austère en vérité. A considérer la patience comme le simple fait de se taire avec résignation devant ce qui nous déplaît, on n’obtient pas, en effet, quelque chose de très positif ni de très épanouissant. Or la vertu chrétienne est faite pour nous rendre heureux, pour nous rendre agréable de faire le bien, pour nous rendre supportables les péripéties qui nous surviennent.
Si l’on regarde mieux le conseil de saint Jacques, si on le lit plus attentivement, on constate que la patience à laquelle il nous invite est vraiment positive: «Voyez le laboureur: il attend patiemment le précieux fruit de la terre jusqu’aux pluies de la première et de l’arrière-saison» (Jc5,7). Sans doute nos sociétés urbanisées ont-elles un peu oublié ce qu’est la patience du cultivateur. C’est pourtant vers cet exemple qu’il convient de regarder pour voir que la patience chrétienne est orientée par une espérance, qu’elle est portée par un désir qui doit grandir. L’homme qui observe quotidiennement la croissance de ses plantes, des fleurs, puis des fruits, qui surveille le ciel pour savoir s’il va pleuvoir suffisamment, pour deviner si la chaleur fera bien mûrir, l’homme qui compte sur une récolte abondante qui lui donnera un bon revenu, une certaine richesse bien méritée, cet homme vit une patience qui est belle, utile et stimulante. On sait bien que le temps de la terre suppose d’attendre. Dans l’agriculture, on ne peut évidemment avoir «tout, tout de suite»; il faut respecter les rythmes de la vie, de la germination, de l’alternance des saisons. Et cette patience n’est pas pénible pour l’homme qui aime sa terre et qui veut en retirer une bonne récolte. La patience est pour lui l’attitude de l’espoir, de la modération, de la vigilance, de la maîtrise, de la confiance en une nature toute-puissante qu’il sait pourtant domestiquer. Cette patience est pleine d’une vraie sagesse, d’un certain art, d’un mode de vie apaisé et serein.
Nous, chrétiens, sommes appelés à vivre de cette espérance vigilante et sobre pour ce qui concerne le Royaume de Dieu. De fait, si nous ne constatons pas que le «Royaume de Dieu est au milieu de nous» (Lc17,21), c’est peut-être parce que nous ne le désirons pas suffisamment. Vouloir le Royaume de Dieu tout de suite, c’est méconnaître ce qu’est le Royaume. Le Royaume est, selon la comparaison de saint Jacques, une «récolte précoce» (c’est notre première conversion, notre décision d’être vraiment chrétiens – et de cette première récolte, nous avons déjà quelques fruits dans notre vie de prière et de service); et c’est aussi une «récolte tardive» (c’est-à-dire notre salut définitif, notre décision irrévocable de n’appartenir qu’à Dieu – cela se fera au-delà de notre vie terrestre et nous ne le connaissons aujourd’hui que par notre désir; ce désir doit grandir encore pour s’élever à la hauteur de la joie incommensurable que Dieu veut nous donner).
En regardant le monde actuel, on a du mal, peut-être, à voir que «la venue du Seigneur est proche» (Jc5,8), tant la violence, l’injustice, la misère épuisent nos sociétés. Si nous ne voyons pas que le Seigneur est proche, c’est peut-être parce que nous n’espérons pas assez sa venue. Bien sûr, nous aimerions bien que le Seigneur vienne, mais peut-être pas maintenant… qu’il nous laisse encore le temps de mener à bien quelques petites affaires humaines, trop humaines. Nous voulons bien qu’il soit proche, mais pas trop proche, pour nous permettre d’exister un peu sans lui. Nous n’osons pas nous avouer à nous-mêmes que nous raisonnons ainsi… mais c’est bien ainsi, pourtant, que nous pensons à chaque fois que nous nous laissons accaparer par des enjeux vains, par des choses qui ne peuvent pas nous rendre heureux. Si le Seigneur voulait entrer dans notre vie, la transformer, nous lui demanderions de repasser «plus tard, beaucoup plus tard»… en craignant que sa présence ne nous soit une gêne, qu’il ne vienne bousculer nos projets minuscules auxquels nous tenons tant.
A ce sujet, saint Augustin a plaisanté avec une belle lucidité: «La vertu appelée patience – dit-il – est un si grand don de Dieu que l’on proclame la patience de celui-là même qui nous l’accorde» (1). Autrement dit: nous mettons tellement de mauvaise grâce à devenir patients qu’il faut bien dire que c’est Dieu lui-même qui patiente avant de pouvoir nous donner cette belle attitude de sobriété et d’espérance; nous opposons tellement de délais et de retards à accueillir la grâce d’espérer vraiment son Royaume que c’est lui plutôt qui attend pour nous convaincre de devenir moins exigeants et précipités.
Tout à l’heure, dans le Notre Père, nous demanderons: «Que ton règne vienne…». Que cette prière soit vraiment sincère, pour que nous exprimions notre désir d’attendre, sans précipitation ni obstacles, la venue du Seigneur dans nos vies.
(1) «Augustinus dicit, in libro de patientia, virtus animi quae patientia dicitur, tam magnum Dei donum est ut etiam ipsius qui nobis eam largitur patientia praedicetur» (Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIa IIæ Q. 136 a. 1).
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