Parmi les paraboles de
l’évangile, nulle n’est plus émouvante que cette remarquable histoire de
miséricorde que saint Luc nous rapporte (Lc 15, 11-32). Ce texte est d’une
richesse insondable : à toutes les explications fournies par les Pères de
l’Eglise et par les théologiens, on peut ajouter les commentaires autorisés et
récents que nous a donnés saint Jean-Paul II[1].
Il est toujours utile d’aller relire ces pages pleines d’une vraie bonté
pastorale.
Il est bien sûr
impossible de tout dire sur un texte d’une telle profondeur et d’une telle
lucidité. Et même si, dans le cadre de notre année sainte, il serait judicieux
de prendre beaucoup de temps pour entrer dans l’exigence d’une telle démarche,
il ne serait pas convenable d’abuser de votre patience. C’est pourquoi je me
permets de choisir, pour entrer un tout petit peu dans l’intelligence de cette
parabole, un détail que je ne juge pas insignifiant : l’enjeu des repas.
Il est certain qu’il
n’est pas possible de parler des activités de Jésus, ses prédications, ses
guérisons, ses moments de prière solitaire, sans évoquer aussi des actes de
commensalité qui ont, dès le début, été perçus comme ayant une valeur
prophétique. Jésus parle, Jésus soigne, Jésus prie ; à cela on doit nécessairement
ajouter que Jésus mange et, surtout, qu’il mange avec des pécheurs (Lc 15,
2). Chez les hommes de l’Orient ancien, les repas ne sont pas des activités
neutres, de simples moyens de nourrir son corps ; ce sont des actes
religieux (on ne mange jamais sans avoir prié, sans avoir béni le
Seigneur) ; ce sont aussi des actes de communion (on ne mange jamais sans
être dans une situation d’alliance avec les autres convives). Prière et
communion deviennent alors le lieu d’échanger des propos d’une intensité, d’une
sagesse et d’une saveur particulière. Les œuvres philosophiques de l’Antiquité
qui nous racontent des repas ne sont pas rares : qu’on se souvienne du Banquet de Platon ou des Propos de table de Plutarque.
Ici donc, Jésus mange,
et il mange avec des pécheurs. Et ce simple fait possède un sens. Jésus mange
avec des pécheurs, cela veut dire qu’il prie avec eux, qu’il partage avec eux
une certaine communion, qu’il veut s’entretenir avec eux de questions
importantes. On comprend pourquoi la bonne société de l’époque, les pharisiens
et les scribes, les gens honnêtes, les bien-pensants, s’en offusquent : ce
Jésus se prétend envoyé de Dieu ; comment se fait-il alors qu’il aille se
corrompre avec de la racaille, avec des infréquentables ? Son attitude est
choquante.
Son attitude est
choquante, précisément parce qu’elle est prophétique. Au cours de ce repas
contesté, Jésus explique, par une belle parabole, le sens de son acte
prophétique. Retenons surtout, selon la clef de lecture que j’ai choisie, les
questions de repas. Le jeune fils qui est parti tenter sa chance loin de la
maison paternelle se retrouve dans une situation de famine. Comment est décrite
cette péripétie de disette ? « Il aurait bien voulu se remplir le ventre avec
les gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui donnait rien » (Lc 15,
16). La famine, c’est lorsqu’on désire avoir comme convives des porcins, des
animaux impurs et répugnants ; mais alors même qu’il souhaiterait
s’abaisser à une telle commensalité de bêtes, le jeune homme reste totalement
privé de nourriture. Un désir infra-humain et une frustration de ce désir :
voilà l’état lamentable de ce prodigue.
Puis, rentrant en
lui-même, le jeune homme se souvient. L’acte de se souvenir est, dans la Bible,
une réalité profondément religieuse. Le « mémorial » est la catégorie
liturgique par laquelle les Hébreux ont rendu un culte au Seigneur ; c’est
la définition du repas pascal (Ex 12, 14). Le fils se dit : « Combien d’ouvriers de
mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim » (Lc 15,
17). Souffrant de la famine d’une fausse liberté qu’il avait cru conquérir en
quittant la bonté de son père, il se souvient de la nourriture des serviteurs.
Et ce réflexe est profondément salutaire.
Dès qu’il rentre chez
lui – je passe sur cet épisode – le fils est accueilli par un repas :
« mangeons
et festoyons, car mon fils que voilà était mort et il est revenu à la
vie ; il était perdu et il est retrouvé » (Lc 15, 23-24). Ce banquet n’est
pas un repas ordinaire ; c’est – le père le dit – un festin de
résurrection. On célèbre un fils mort et ressuscité, un fils mort par son
péché, et ressuscité dans son retour au père. Par cette formule très explicite,
Jésus fournit la clef de lecture de son acte prophétique : il agit
lui-même comme le père de la parabole, il mange avec des pécheurs, de même que
le père mange avec ce fils pécheur qu’il a pardonné et accueilli à nouveau dans
son intimité. Et cet accueil est une résurrection. Qu’il y ait là une figure
eucharistique n’est pas douteux : qu’est-ce que la communion, dans la
messe, sinon la célébration de ce retour dans l’intimité de Dieu de pécheurs
qui ont été réconciliés avec lui ? « Alors que nous étions morts, à cause de
nos fautes, [Dieu] nous a fait revivre avec le Christ » (Ep 2, 5)
et c’est bien ainsi, en tant que morts revenus à la vie, en tant que pécheurs
ressuscités, que nous venons prendre part au festin de la messe.
L’assemblée est ici joyeuse,
comme il convient : il y a de la musique, de l’animation. Et le frère aîné
entend cela de l’extérieur, et il ne veut pas entrer. Il est comme les
pharisiens et les scribes, scandalisé que son père mange avec un pécheur :
« ton
fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostitués, et
tu as fait tuer pour lui le veau gras » (Lc 15, 30). Mais, et cela est
très important, pendant que le fils prodigue se plaignait de sa famine, tandis
qu’il rêvait de partager les repas des porcs, le frère aîné également se
plaignait d’une autre famine : « jamais tu ne m’as donné un chevreau pour
festoyer avec mes amis »
(Lc 15, 29). L’un était dans la famine de sa fausse liberté, bien
décevante ; l’autre était dans la famine de son manque d’amour, de son
manque de reconnaissance, et ce n’était pas un refus moins grave de la bonté du
père.
Il y a cependant cette
différence : l’un est finalement entré dans la joie du banquet en
découvrant que la bonté du père va jusqu’à pardonner les trahisons ;
l’autre hésite à accueillir une joie qu’il juge dégradante simplement parce
qu’il désapprouve la bonté de son père. La parabole ne conclut pas. Elle laisse
les scribes et les pharisiens au seuil de leur refus ; ils pourraient eux
aussi se convertir. C’est à cela que Jésus, délicatement, les invite.
Au dernier soir, c’est
dans un repas que Jésus va laisser à ses apôtres le mémorial de son alliance.
Il va y consacrer son sang « pour la rémission des péchés ». C’est en
sachant que nous sommes pécheurs que nous y participons, non pour rester
pécheurs, mais en ayant accueilli le pardon. C’est cela qui fait de nous, qui
étions morts, des fils de Dieu ressuscités dans le Christ. Entrons dans la
fête.
[1] Jean-Paul II,
Lettre encyclique sur la miséricorde de Dieu Dives in misericordia [30 novembre 1980] ; 5-6.
Jean-Paul II,
Exhortation apostolique post-synodale Reconciliatio
et pænitentia [2 décembre 1984], passim.
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