Aussi étrange que cela
paraisse, ce morceau que nous venons de lire dans l’évangile de saint Jean s’y
trouve vraisemblablement par erreur. On ne le lit pas dans les plus anciens
manuscrits et les Pères grecs ne le commentent pas ; le vocabulaire et le
style ne sont pas typiquement ceux du quatrième évangile (même si les thèmes,
eux, sont cohérents). L’origine de cette péricope serait plutôt lucanienne et
latine et c’est pourquoi aujourd’hui, dans l’Eglise romaine, ce texte est lu
dans la continuité de l’année C consacrée à saint Luc. Ce serait, en quelque
sorte, déplacé on ne sait pourquoi chez saint Jean, le second évangile de Luc
sur la miséricorde, après l’admirable chapitre 15 entendu dimanche dernier et
la parabole des deux fils.
Mais ces considérations
d’exégètes ne doivent pas nous distraire de l’essentiel : il s’agit de
comprendre le texte lui-même, tel qu’il nous est donné, et non de spéculer sur
son origine possible ou supposée. Et pour lire ce texte, il est judicieux sans
doute de partir de cette question de Jésus adressée à la femme prise en
flagrant délit : « Personne ne t’a condamnée ? » (Jn 8, 10). La
question doit nous arrêter un instant et il ne faut pas nous hâter d’entendre
la réponse de la femme ; car cette question soulève un nombre incalculable
d’objections, et nous devons en présenter quelques-unes.
« Personne ? »,
vraiment ? Il y a tout d’abord Moïse qui condamne cette femme. Non
seulement il a dit, comme un ordre de portée générale : « Tu ne commettras pas
d’adultère »
(Ex 20, 14 ; Dt 5, 18) ; mais il a dit encore, à la façon
d’une sentence implacable : « Quand un homme commet l’adultère avec la femme
de son prochain, cet homme adultère et cette femme seront mis à mort » (Lv 20,
10). La cause paraît entendue. Un avocat brillant ne manquerait pourtant pas de
s’emparer ici d’une faute de procédure assez visible : où est-il l’homme
qui a commis l’adultère avec cette femme ? Aurait-elle commis l’adultère
toute seule ? Etait-elle seule quand on a constaté le « flagrant délit » (Jn 8,
4) ? Et le texte de Moïse dit bien que c’est l’homme qui commet l’adultère
avec la femme de son prochain (et non la femme qui commet l’adultère avec le
mari de sa voisine). Pourquoi cette femme est-elle ici qualifiée d’adultère
(Jn 8, 3-4) alors que la loi ne qualifie que l’homme d’adultère ?
Bon, c’est donc vrai. Contrairement aux apparences premières issues d’une
lecture distraite, Moïse ne condamne donc pas.
« Personne ? »,
vraiment ? Admettons que Moïse ne soit pas aussi accusateur qu’on le
pensait. Mais ces hommes en colère, ces scribes et ces pharisiens, ces experts
en questions juridiques, eux, ils condamnent clairement. Pour leur faire
prendre conscience qu’ils ne condamnaient pas, eux non plus, Jésus a dû
utiliser un argument autrement plus lucide et plus introspectif ; il les a
fait rentrer en eux-mêmes. La plaidoirie consiste, non pas à accuser les
accusateurs (car alors Jésus ne serait qu’un accusateur d’une autre manière),
mais à les ramener à leur propre intériorité : « Celui d’entre vous qui
est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre » (Jn 8, 7).
L’argument de Jésus repose peut-être sur une clause assez obscure de la Loi de
Moïse selon laquelle celui commet une faute, mais qui se dit néanmoins en cela sans
péché, se prive de la miséricorde du Seigneur (Dt 29, 18-19 ; dans la
traduction grecque des LXX) ; mais on peut également renvoyer à cette
remarque, qui relève de la simple évidence : « Si nous disons :
‘‘Nous n’avons pas de péché’’, nous faisons de [Dieu] un menteur » (1Jn 1,
10). Aussi, les juristes de l’intransigeance, les professionnels du blâme sont
désarmés : s’ils se disent sans péché, ils se mettent, devant Dieu, dans
une situation inconfortable. Aussi, Jésus leur a montré qu’il était préférable
pour eux qu’ils ne jugent pas, afin de n’être pas jugés (cf. Lc 6, 37).
« Personne ? »,
vraiment ? Evoquons un dernier accusateur, ou plutôt une accusatrice, qui
sera peut-être la plus difficile à convaincre : la femme elle-même. Elle
sait ce qu’elle a fait. Connaissant la loi de Moïse et ayant intériorisé ce
qu’à chaque époque on appelle la « morale traditionnelle », elle n’a
pas de doute sur sa propre culpabilité. Qu’on puisse mettre en doute le
jugement de Moïse par une brillante manœuvre de plaidoirie, que ses accusateurs
ne soient pas irréprochables, cela ne change rien à l’affaire. Jésus l’a sauvée
des attaques des autres, des accusations extérieures. Mais cette femme possède
une conscience, et cette conscience ne peut se satisfaire de ces arguties
audacieuses et efficaces. Si Jésus est présenté comme un « avocat »
(en grec on dit : un « Paraclet »), c’est surtout parce qu’il
doit plaider à l’intime de chacun
pour le convaincre de ne pas se damner. Laissons la parole à
saint Jean (à qui cet évangile est malgré tout un peu lié) : « Petits enfants, je vous
écris ceci pour que vous ne péchiez pas. Mais si quelqu’un vient à pécher, nous
avons comme avocat auprès du Père
Jésus Christ, le Juste »
(1Jn 2, 1) ; « si notre cœur venait à nous condamner, Dieu est plus grand
que notre cœur, et il connaît tout » (1Jn 3, 20). A part cette question
de Jésus, nous ne savons rien d’un dialogue entre elle et la femme qui
s’accuse ; ce dialogue a dû se dérouler au plus intime des
consciences ; peut-être même n’a-t-il eu aucun témoin, aucun
retentissement visible. Jésus, dans le secret de son âme, a dû la convaincre
que Dieu ne la condamnait pas, et qu’elle ne pouvait donc se condamner
elle-même sans ajouter une faute à une faute.
« Personne ? »,
vraiment ? « Elle
répondit : ‘‘Personne, Seigneur’’. Et Jésus lui dit : ‘‘Moi non plus,
je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pêche plus’’ » (Jn 8,
11).
En cette année de la
miséricorde, nous pouvons retenir cela : si nos fautes sont des fautes,
indiscutablement, douter du pardon de Dieu n’est qu’une faute de plus que nous
ajoutons aux autres. Si nous portons dans notre cœur des culpabilités, même
lourdes, nous pouvons revenir en nous-mêmes et, dans la prière, écouter cette
plaidoirie du Christ à l’intime de nous-mêmes. Le Christ veut nous convaincre
de ne pas nous condamner ; c’est pour cela qu’il est venu. Il veut nous
convaincre de nous convertir, bien sûr ; mais pour se convertir, il faut
ne pas se condamner – sinon tout effort devient inutile. Notre cœur est lent à croire
ce message de la miséricorde. Notre conscience voudrait bien se résigner à une
culpabilité de révolte que nous pourrions reprocher à Dieu. Mais non, ce n’est
pas cela. Le message est déroutant : Dieu ne condamne pas. Il faut un
immense courage pour entendre cela quand il serait plus confortable de vivre
dans les remords. Ce peut être une grâce de ce carême de l’année sainte que
d’entrer dans cette logique.
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