De même qu’il n’a pas été possible de vivre le carême de cette année comme un carême de plus, de même il n’est pas possible de vivre cette vigile pascale simplement comme d’habitude. L’année jubilaire que nous offre le Pape François nous oblige à changer, à vivre avec plus de ferveur, plus de réalisme, plus d’exigence ce temps de conversion qui nous est donné, car la conversion, nos efforts, et la miséricorde, le pardon de Dieu, sont comme deux rouages, qui tournent à vide tant qu’ils ne s’emboîtent pas mais qui, dès qu’ils entrent en contact, forment un engrenage performant ; c’est cela qu’on appelle le salut. Nous en avons fait l’expérience concrète, laborieuse, austère et joyeuse à la fois, pendant ces quarante jours de combat spirituel. Nous en faisons l’expérience ce soir encore, dans la pure joie d’une vie nouvelle qui nous est donnée par Dieu. Une grande œuvre a été accomplie : pensez que vous êtes morts au péché, et vivants pour Dieu en Jésus Christ (Rm 6, 11) nous dit Paul ; cela, c’est Dieu, par sa grâce, et nous, par nos efforts, qui l’avons accompli.
Il est hautement significatif que pour célébrer la résurrection de Jésus, pour affirmer notre foi en cette victoire tellement imprévue qu’elle laisse saint Pierre perplexe et tout étonné (Lc 24, 12), il est hautement significatif que nous célébrions l’eucharistie. Il y a comme un paradoxe : que pour célébrer une résurrection, nous consacrions un corps livré et un sang versé. C’est ce que voudrais expliquer brièvement à ceux qui, à peine baptisés, vont communier ce soir pour la première fois. Ceux d’entre vous qui venez depuis longtemps à la messe, vous avez sans doute remarqué que ces deux parties du rite (le corps et le sang) sont assez dissemblables et, dans le cadre de cette année de la miséricorde, c’est sur cette dissemblance très évidente que je voudrais attirer votre attention.
Pour affirmer que Jésus est ressuscité, l’Eglise prend du pain et le consacre en disant ces mots, que Jésus avait prononcés à la veille de mourir, pour annoncer sa mort : ceci est mon corps livré pour vous. Un corps livré, c’est la mort évidemment. Mais qu’on puisse dire, à la première personne, et au-delà de la mort : ceci est mon corps livré, cela prend une signification nouvelle. Aucun homme ne peut dire, une fois qu’il est devenu cadavre : ceci est mon corps livré. Un autre pourrait, à la rigueur, dire : ceci est le corps de Jésus qui a été livré, et une telle prière pourrait rendre présent le cadavre de Jésus – si le Christ n’était pas ressuscité – mais, dans ce cas, on ne voit pas tellement l’intérêt de célébrer le sacrement d’un cadavre. Mais l’Eglise, parce qu’elle sait qu’elle vit de la vie de Jésus, l’Eglise parce qu’elle a conscience d’être aujourd’hui, dans le monde, Jésus lui-même vivant, peut dire, au-delà de la mort de Jésus, à la 1ère personne : ceci est mon corps livré ; et cela n’aurait aucun sens si Jésus n’était pas ressuscité. Si consacrer le corps possède un sens après la mort de Jésus, ce sens ne peut qu’être celui-ci : que nous affirmons que celui qui était mort sur la croix est maintenant vivant, définitivement vivant.
Pour affirmer que Jésus est ressuscité, l’Eglise prend ensuite du vin et le consacre en disant ces mots que Jésus avait prononcés à la veille de mourir, pour annoncer sa mort : ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’alliance nouvelle et éternelle, versé pour vous et pour la multitude, en rémission des péchés. On peut redire la même chose : le sang versé, c’est la mort ; mais dire, au-delà de sa mort : ceci est mon sang versé indique la résurrection. C’est la même logique. Mais il y a une différence, et c’est cela surtout que je voudrais souligner : le corps est livré, c’est tout, pour nous, c’est tout. C’est un rite qui nous concerne, nous, l’Eglise rassemblée ce soir. Le sang est versé, mais pour le pardon des péchés ; il est versé pour nous, mais aussi pour la multitude. C’est un rite qui nous concerne nous, l’Eglise rassemblée, et d’autres qui ne font pas partie de notre assemblée et qui sont tellement plus nombreux que nous que le rite les appelle une multitude. Et l’enjeu de ce rite est clairement indiqué : c’est l’annonce du pardon des péchés ; c’est la miséricorde. Si Jésus est ressuscité, ainsi que nous l’affirmons à chaque messe, c’est pour nous et c’est pour les autres ; si Jésus pardonne les péchés, ainsi que nous l’affirmons à chaque fois que nous consacrons le calice, il pardonne les nôtres, et ceux des multitudes.
Ai-je bien compris quelle était l’intuition du Pape François en donnant à l’Eglise cette année de la miséricorde ? J’ose vous suggérer cette clef de lecture : le Pape a voulu que nous comprenions que la miséricorde de Dieu est pour tous les hommes, pour nous, et pour la multitude. Vous me direz que ce n’est pas un scoop ; en effet, vous savez ce que dit saint Jean : C’est lui [Jésus] qui, par son sacrifice, obtient le pardon de nos péchés, non seulement les nôtres, mais encore ceux du monde entier (1Jn 2, 2). D’où saint Jean tire-t-il cela ? De ce qu’il a compris que le sang de Jésus, consacré pour affirmer sa résurrection, était versé en rémission des péchés, pour nous et pour la multitude. Je ne dis là que des banalités. Et pourtant, nous voyons bien que le monde ignore que l’Eglise croit, proclame et célèbre une miséricorde universelle, un pardon pour la multitude. Le monde pense habituellement que l’Eglise vit centrée sur elle-même, que le Christ est mort pour l’Eglise et qu’en dehors de cette logique il n’y aurait pas d’accès au pardon. Et une Eglise qui se laisserait tenter par cette fausse image, une Eglise qui s’estimerait sauvée au milieu d’un monde perdu, une Eglise qui penserait que le sang du Christ est versé pour le pardon de ses propres péchés exclusivement, et non pour le pardon des péchés des multitudes, cette Eglise ne vivrait qu’à moitié le rite eucharistique. Croire que Jésus est ressuscité, et le dire en célébrant la messe, c’est croire que les péchés sont pardonnés, non seulement les nôtres, mais encore ceux du monde entier. Voilà, je crois, l’enjeu de cette année jubilaire, pour l’Eglise, et pour le monde.
On peut dire alors que le rite eucharistique nous fournit la clef de lecture de l’évangélisation. A chaque fois que nous célébrons la résurrection de Jésus en consacrant son corps et son sang, nous entendons le rappel de ce fait douloureux et urgent : le Christ a versé son sang pour les multitudes, et les multitudes ne le savent pas. Si évangéliser est important – et je sais que c’est important pour vous – et si nous voulons évangéliser par la miséricorde, nous devons dire que nous croyons au pardon des péchés des multitudes, et que nous invitons précisément les multitudes à partager cette joie. Evangéliser, c’est aller rencontrer ces foules qui ne connaissent pas notre foi et c’est leur dire : « le Christ est mort pour vous, et vous ne le saviez pas ; le Christ est ressuscité pour vous, et on ne vous l’avait pas annoncé. Voilà notre foi, voilà notre joie : voulez-vous partager ce bonheur avec nous ? »
Nous sommes maintenant au seuil de l’action baptismale et eucharistique ; que cette liturgie, si belle et si fervente nous aide à comprendre quelle est notre foi en Dieu qui fait miséricorde.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.