Cet évangile
(Lc 13, 1-9) a beau être bref, il est redoutablement compliqué et
difficile. Pour tenter de le comprendre, il convient de remarquer qu’il est
composé de deux parties différentes. Je vous propose de procéder par ordre, de
mettre en lumière tout d’abord l’enjeu de ce dialogue sur les catastrophes
imprévues ; puis la finalité de cette parabole du figuier ; puis
d’envisager le lien de l’un à l’autre.
Mais
avant de commencer il faut remarquer que, si ce texte nous paraît si
embarrassant et sévère, ce n’est pas parce que ce qu’il raconte serait de soi
difficile à comprendre (au contraire, ce sont des réalités très simples et
quotidiennes), mais parce qu’il aborde des questions avec lesquelles nous
sommes mal à l’aise : le mal, la souffrance, l’injustice… et Dieu dans
tout cela ? Voilà ce qui constitue le problème épineux, délicat, qui nous
renvoie à nous-mêmes, à notre conscience et qui reste pour nous profondément et
douloureusement énigmatique.
Des
Juifs pieux offrent un sacrifice et ils sont massacrés (Lc 13, 1). Une
explication simple serait que ces Juifs étaient pieux par hypocrisie, ils
auraient voulu feindre une pratique religieuse pour dissimuler leur méchanceté
et ce massacre, voulu par Dieu comme châtiment, aurait révélé au grand jour leur
impiété qu’ils dissimulaient sous de la prière. Cette explication, Jésus aurait
pu la dire, et cela aurait contenté tout le monde, tant cela paraissait
plausible et convaincant (voir, par exemple, 2M 12, 40) : « Pensez-vous que ces
Galiléens étaient de grands pécheurs ? » – mais oui, évidemment, tout le monde
le pense ; c’est évident ! « Eh bien, je vous le dis : pas du
tout ! »
(Lc 13, 2-3). Et comme pour redoubler ce refus d’une explication trop
commode, Jésus rajoute une autre affaire, un fait divers tragique dirait-on
aujourd’hui : une tour s’effondre ; il y avait du monde dessous. Ces
gens qui passaient par là n’étaient-ils pas guidés par Dieu qui les aurait
conduits, à leur insu, au lieu de la catastrophe en punition de quelque faute
secrète qu’ils auraient commise ? « Ces dix-huit personnes tuées par la
chute de la tour de Siloé, pensez-vous qu’elles étaient coupables ? » – mais oui,
sans aucun doute et leur mort n’était pas fortuite : c’était le jugement
de Dieu qui venait éliminer des misérables. Mais Jésus repousse une fois encore
cette solution trop simple : « Eh bien, je vous le dis : pas du
tout ! »
(Lc 13, 4-5).
En
refusant l’explication que tout le monde attend, Jésus se met de lui-même dans
une position difficile. Il est toujours plus simple d’expliquer le mal comme un
châtiment, de voir dans la souffrance une punition venant de Dieu – sinon, où
est la justice ? Le réflexe est tenace qui confond la chance et la
bénédiction de Dieu, la malchance et la punition de Dieu. Car il faut bien qu’il
y ait une rétribution équitable, en bien comme en mal, et que récompenses et
représailles adviennent selon une certaine logique. Mais non, dit Jésus,
« pas
du tout ».
Croire que le bien et le mal sont dans ce qui nous arrive nous évite de nous
poser la question du bien et du mal que nous faisons. Scruter le hasard de
cette manière nous dispense de regarder dans notre conscience : qu’est-ce
qui me rend heureux, est-ce une probabilité favorable, ou bien est-ce la
vertu ? Est-ce le bien qui m’arrive, ou le bien que j’accomplis ?
Qu’est-ce qui me rend triste, est-ce la ‘‘poisse’’, ou bien est-ce le
péché ? Est-ce l’adversité qui me frappe, ou la méchanceté dont je frappe
les autres ? Aussi, Jésus a-t-il raison de dénoncer les arguments de ceux
qui croient en la culpabilité des malheureux frappés au hasard ; et il a
raison, mille fois raison, de les renvoyer à leur conscience : « Si vous ne vous
convertissez pas, vous périrez tous » sans comprendre ce qui vous arrive
(Lc 13, 3 ; 5). Et c’est justement cela qu’il faudrait éviter.
Jésus
parle ensuite d’un figuier. Cet arbre délicieux est planté dans une vigne
(Lc 13, 6) ; le propriétaire est donc un viticulteur qui attend
surtout de beaux raisins (c’est là son métier), mais qui espère aussi, en plus,
quelques figues (ce serait là son plaisir). Or le figuier est décevant. La
réaction du propriétaire est alors saine, conforme au bon sens : « Voilà trois ans que je
viens chercher du fruit sur ce figuier, et je n’en trouve pas. Coupe-le. A quoi
bon le laisser épuiser le sol ? » (Lc 13, 7). C’est aussi une
question de justice.
Mais
voilà que, précisément, à cette logique qu’on doit bien qualifier de normale,
la parabole ajoute une autre possibilité, suggère qu’une autre attitude est
possible. Certes, les récoltes de figues ont été consternantes jusqu’à présent,
mais on peut encore néanmoins lui laisser une chance ; on peut encore
espérer que, malgré tout, une quatrième année ne soit pas aussi lamentable.
Dans la loi de Moïse, d’ailleurs, les fruits qu’un arbre donne pendant ses
trois premières années n’appartiennent pas au propriétaire de l’arbre, mais à
Dieu, au Seigneur (Lv 19, 23 ; cf.
Dt 26, 12) et cet homme qui a planté ce figuier et qui, pendant trois ans,
n’en a pas obtenu de figues n’a donc aucunement été lésé personnellement. Sa
revendication est égoïste et gourmande, elle est raisonnable quant à
l’agriculture, mais mesquine quant à l’espérance. Aussi, l’idée du vigneron, du
régisseur de cette vigne, est-elle également sensée : « laisse-le encore cette
année »
(Lc 13, 8), accordons-lui un délai de grâce, une patience miséricordieuse.
Peut-être qu’un peu de bienveillance s’avérera plus satisfaisante.
Si
cette parabole fait suite à l’affaire des catastrophes fortuites, c’est qu’il y
est question du même enjeu. C’est le même problème envisagé de deux manières
complémentaires : le rapport entre le délai et le pardon. A l’époque du Christ,
le philosophe païen Plutarque a consacré un ouvrage à cette question : Sur les délais de la justice divine dans la
punition de coupables[1].
Voilà en effet une question qui semblait scandaleuse : Pourquoi les
méchants ne sont-ils pas immédiatement anéantis ? Pourquoi des justes sont-ils
anéantis à l’improviste ? Allons-nous prendre prétexte de ce faux scandale
pour refuser d’être généreux ? Jésus répond : ceux qui périssent ne
sont pas forcément coupables – mais
alors il faut vous convertir. Et il répond encore : ceux qui sont mauvais
ne sont pas forcément anéantis – mais
alors il faut vous convertir. Ce qui importe donc n’est pas tant que les
uns meurent et que les autres vivent ; cela ne dit rien sur leur justice
ni sur leur méchanceté. Simplement : il y a des gens qui meurent, et des
gens qui survivent (mais qui mourrons un jour eux aussi, évidemment). Ce qui
importe c’est d’être juste, c’est de mettre à profit le moment présent pour
faire le bien, de faire de chaque instant qui nous est donné une occasion de
nous améliorer. « C’est maintenant le temps favorable ; c’est
maintenant le jour du salut » (2Co 6, 2) : pas hier, pas
demain ; aujourd’hui. C’est ce
carême qui nous est offert par l’Eglise pour vivre mieux. Dieu nous donne
« cette
année encore »
l’opportunité de faire le bien. « Mais si vous ne vous convertissez pas… », ce serait
vraiment dommage.
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