Vous
m’excuserez ; je voudrais aujourd’hui ne commenter qu’un seul mot de
l’évangile que nous venons d’entendre, un mot unique, chargé d’une incomparable
puissance d’évocation. Nous avons lu : « Ils parlaient de son
départ qui allait s’accomplir à Jérusalem » (Lc 3, 31). « Son
départ », c’est en grec le mot « exodos »
(exode) que saint Luc a choisi pour désigner ce dont Jésus parlait avec Moïse.
C’est ce mot que je voudrais commenter. Mais on ne peut commenter le mot
« exode » sans le considérer comme le panneau central d’un triptyque
dont les deux volets seraient la genèse et le deutéronome. Genèse – Exode –
Deutéronome : tout le ministère de Jésus peut être décrit par ces mots qui
désignent si bien l’œuvre de Moïse.
Genèse. Il y a quelques
semaines, dans le contexte du cycle liturgique de Noël, nous avons entendu le
début de l’évangile de Matthieu : « Généalogie de Jésus Christ… » (Mt 1, 1)[1].
Ce qui est traduit par « généalogie » correspond à deux mots grecs,
« biblos geneseos » qui
signifient littéralement : « Livre
de la genèse de Jésus Christ ». En choisissant cette expression
tellement caractéristique, l’évangéliste veut situer la vie de Jésus dans
l’ensemble de l’histoire de l’humanité et faire remarquer que Jésus a vécu ce que
vit tout homme. Personne, en effet, ici-bas, n’est un homme sans avoir été conçu,
sans avoir été engendré ; et Jésus a été engendré. L’humanité de Jésus est
à ce point réaliste : il n’a pas fait semblant d’être un homme ; il
n’est pas quelque être céleste venu visiter de loin notre condition, sans s’y
impliquer plus qu’il ne convenait à sa dignité divine. Non. Il est un
homme ; il appartient à cette humanité qui existe par naissance. Sa vie
commence par un livre de sa genèse.
Exode. Le cœur du récit de
la sortie d’Egypte, c’est la Pâque : pour passer de l’esclavage de Pharaon
à la liberté en Dieu, les Hébreux ont immolé l’agneau et sont partis en hâte.
Nous entendrons ce texte admirable dans la nuit pascale. En vivant sa propre
Pâque (non « la Pâque des Juifs » [Jn 2, 13 ; 11, 15], mais
vraiment sa Pâque nouvelle et
définitive [cf. Lc 22]),
Jésus a résumé en lui, personnellement, ce qui avait concerné tout le peuple.
Personne n’est Juif s’il n’a été libéré de l’esclavage ; personne n’est
Juif sans appartenir à ce peuple qui est passé de la servitude à l’adoration.
Cela, Jésus l’a assumé lorsqu’il est passé de sa vie d’ici-bas à la
Résurrection. L’exode des Hébreux n’était que la prophétie de cet autre « exode »
qui conduirait Jésus de ce monde vers le Père ; et ce « départ »
n’était pas un abandon, parce qu’il nous emmenait aussi avec lui. Dans quelques
jours, les catéchumènes aussi passeront de la vie présente à la vie définitive,
de la vie mortelle à la vie éternelle ; ce que le peuple ancien avait vécu
en franchissant la Mer rouge, toute l’Eglise en fait l’expérience en
franchissant la mort de Jésus pour entrer, avec lui et sous sa conduite, dans
cette vie nouvelle dans la foi.
Deutéronome. Ayant quitté
l’Egypte, étant arrivé au pied du Sinaï, Moïse a donné au peuple la Loi. Mais
« Deutéronome » ne veut pas dire « Loi » seulement, mais
« deuxième loi » (deuteros
nomos). Car Moïse n’a pas seulement donné la Loi, les dix commandements
gravés sur la pierre, mais aussi la relecture de la Loi. Tandis que le peuple
patientait « dans
le désert au-delà du Jourdain » (Dt 1, 1), attendant de pouvoir pénétrer en
Terre promise, Moïse a voulu que cette loi écrite soit lue, entendue, commentée
– et nous avons ces longs discours dans lesquels Moïse, sachant qu’il va
mourir, prononce aux oreilles de tous les Israélites les commandements et la
victoire de Dieu. C’est cela, le livre du Deutéronome. La Loi ne fut pas
seulement sculptée sur les pierres ; elle fut également inscrite dans les
cœurs (cf. Jr 31, 33). Jésus
aussi a donné une « Loi » ; nous reconnaissons dans les
Béatitudes (Lc 6, 20-23 ; cf.
Mt 5, 3-12) cette norme exigeante et sérieuse qui engage notre vie de
croyants dans la logique d’un bonheur libre. En trouvant notre joie dans la
pauvreté et la persécution, nous vivons selon une loi nouvelle qui comble nos
aspirations les plus authentiques. Mais Jésus ne nous a pas seulement donné
cette loi dans un discours, lui aussi a voulu qu’une copie de cette loi[2],
qu’un second exemplaire soit inscrit – non dans un évangéliaire – mais jusque
dans nos consciences. Au soir de la résurrection, lorsque les disciples
d’Emmaüs constateront que leur cœur était brûlant (Lc 24, 32), au jour de
la Pentecôte lorsque l’Esprit viendra avec l’ardeur d’un feu (Ac 2, 3), c’est
la loi nouvelle qui sera gravée « non sur des tables de pierre, mais dans des
cœurs de chair »
(2Co 3, 3). Il y a donc cette loi de Jésus que nous lisons dans l’évangile
proclamé dans chaque messe, et cette « deuxième loi » (qui est bien la
même loi) écrite dans nos consciences, au plus intime de nous-mêmes (cf. Rm 10, 8), pour que nous
la mettions en pratique (cf. Dt 29,
28 ; Jc 1, 22-25). Moïse a donné la première Loi, puis le
deutéronome ; Jésus nous a donné les Béatitudes, puis il a répandu son
Esprit Saint.
Genèse – Exode –
Deutéronome ; Noël – Pâques – Pentecôte. Voilà l’itinéraire historique et
spirituel qui fut vécu par Moïse, par Jésus, par les croyants et, finalement,
par tout homme qui naît, qui meurt, et qui possède une conscience. Aujourd’hui,
tandis qu’il est transfiguré avec Moïse et Elie, c’est de cet exode que parle
Jésus. La Pâque est bien le centre de cette histoire sainte et grandiose.
L’instant du passage est pour tout homme le moment décisif. Pour nous,
chrétiens, ce passage a déjà été vécu, dans le Christ, au jour de notre
baptême. Et dans chaque communion, nous vivons une grâce qui est de l’ordre de
la Pentecôte : en recevant le corps du Christ, consacré par l’Esprit-Saint
dans la prière eucharistique, nous intériorisons la volonté de Dieu, nous
accueillons au plus intime de nous-mêmes cette Loi nouvelle par laquelle le Christ
nous libère. Que ce deuxième dimanche de carême nous soit l’occasion de vivre pleinement
de ce mystère de salut.
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