Il est toujours un peu
déstabilisant de voir, dans ce récit des tentations de Jésus (Lc 4, 1-13),
combien le diable est un être cultivé, courtois et subtil. On est loin de la
vulgarité criarde et impure des démons du paganisme. On est loin, également, de
la tentation un peu facile qui avait séduit Adam et Eve. La première tentation
(Gn 3), quel que soit son sens symbolique, se présente comme une banale
affaire de vol dans un verger. C’était un péché de gamin mal élevé, de
chapardeur, de petit délinquant[1].
Mais ici, avec Jésus, dans le désert, nous ne sommes plus dans un verger, nous
ne sommes plus – si j’ose dire – avec des débutants. Les premiers tentés
étaient une proie facile. Une victoire aussi puérile n’avait pas grand intérêt.
Mais, avec Jésus, c’est autre chose, et le démon se montre autrement plus
raffiné.
On
voit d’abord que ce démon a la foi (cf. Jc 2,
19). Il connaît Dieu, et il paraît même savoir qui est Jésus. Nier Dieu en
face, cela serait trop grossier. Le démon ne peut pas se présenter devant Jésus
pour lui insinuer de devenir athée. Une telle sollicitation ne serait même pas
tentante, elle n’aurait aucune chance de marcher. En revanche, à quelqu’un qui
connaît Dieu, il est possible d’embrouiller les idées. Le piège est toujours le
même : tu crois en Dieu, Dieu est bon, et pourtant tu souffres. Ici, avec
Jésus : tu crois en Dieu, tu le pries, et tu meurs de faim dans le désert
(Lc 4, 2-3). Le démon n’a pas besoin d’en dire plus ; tout ce qu’il a
dit est vrai : Dieu existe, c’est vrai ; Dieu est bon, c’est
vrai ; je souffre, c’est vrai aussi. Qui est-il ce Dieu bon qui existe
alors que je souffre ? Et la pensée est prise de vertige, soit pour exiger
le miracle, soit pour cesser de faire confiance. La tentation est assez
subtile.
On
voit ensuite que ce démon se soucie de la réussite personnelle de Jésus
(Lc 4, 5-7). Il reconnaît que Jésus est un homme de qualité, qui n’est pas
estimé à sa juste valeur. Il voudrait justement faire quelque chose pour aider
Jésus à devenir célèbre. Jésus devrait avoir une notoriété mondiale, le démon
se propose de lancer une campagne de communication qui mettra tous les royaumes
sous son pouvoir. Pour caricaturer l’argument, imaginons que le Pape fasse
alliance avec une grande multinationale commercialisant des boissons sucrées et
gazeuses. Il suffirait juste que le Pape se prosterne devant le patron de ce
producteur de sodas, et le monde entier deviendrait catholique. Une petite génuflexion,
ce n’est pas grand-chose, cela ne coûte rien, pour un bénéfice tellement tangible !
Qui est capable de résister à une telle campagne publicitaire, gratuite,
simplement pour assurer la diffusion de bonnes idées ?
On
voit ensuite que ce démon connaît bien la Bible (Lc 4, 9-11). Il a dû
étudier l’exégèse dans une école prestigieuse – un auteur a dit que
l’antéchrist serait bibliste, docteur honoris
causa de l’université de Tübingen[2].
Un tel démon est capable de citer un verset du Psaume qui parle des anges. Il est
en cela plus exact que beaucoup de chrétiens qui ne croient même plus aux anges
(mais le démon évidemment, possède des preuves intimes de l’existence des
anges : il en est un, après tout !) Ce démon possède une foi sûre et
complète, il a fait de la théologie et il est capable d’argumenter, et même de
prêcher la bonne parole. Son message est profondément juste : Dieu nous
protège ; c’est un message d’espoir et de confiance. Ce démon là nous
incite à croire en l’impossible ; c’est exaltant ! Il serait
tellement raisonnable de succomber à une tentation aussi belle.
Ce
démon est une sorte de croyant généreux, ambitieux pour la bonne cause, c’est
un prédicateur d’une foi sans borne, un intellectuel à la pensée
chatoyante ; il paraît désintéressé de lui-même et soucieux de la
célébrité de Jésus. Si Jésus avait été humainement habile, il aurait pu le
prendre avec lui, en faire son bras droit ; son évangile se serait certainement
bien mieux “vendu”. Mais non, par une maladresse incompréhensible, Jésus a
refusé de transformer les pierres en pain ; il a refusé d’être célèbre
dans tous les royaumes ; il a refusé de croire que Dieu exauçait des
caprices et des illusions.
Mais
Luc termine : « le démon s’éloigna de Jésus jusqu’au moment
fixé » (Lc 4, 13). Car il y aura un second rendez-vous, à la fin, au
moment de l’agonie. Il n’est pas difficile de le décrire : Jésus a tout
raté. Il n’a rassemblé autour de lui que douze bonshommes : un traître, un
lâche, et dix peureux. Son évangile est un échec : les Juifs n’en veulent
pas ; les Romains n’en veulent pas. L’affaire est en train de mal tourner.
Jésus avait dit cette parole énigmatique : « que sert à l’homme de
gagner l’univers s’il le paye de sa propre vie ? » (Lc 9, 25).
Là, non seulement Jésus va perdre sa propre vie, mais, en échange, il n’a rien
gagné du tout. Il a pris tous les risques, et Dieu – ce Dieu absent et
silencieux – n’est même là pour le sauver. Le démon se désole de cet
échec ; avec un reproche amical, il propose à nouveau une collaboration
sur de nouvelles bases. Le démon pourrait bien acheter les Romains, calmer les
Juifs, renverser la tendance et transformer ce désastre imminent en nouveau
départ. Le démon veut bien sauver Jésus des mains de Caïphe et de Pilate.
Encore
une fois, Jésus va refuser. Il préfère mourir et assumer humainement l’échec
total de sa mission : Jésus n’aura converti personne – sinon le traître,
le lâche et les dix peureux, sa Mère et quelques amies de sa Mère. Il aura aussi
sauvé une prostituée de la mort, il aura guéri quelques boiteux, quelques
aveugles dont nous avons oublié les noms. Bref, il n’a rien fait qui mérite
qu’on se souvienne de lui. Alors que s’il s’était allié avec ce démon cultivé,
érudit et altruiste… on aurait vu ce qu’on aurait vu.
Terrasser
le démon, pour Jésus, cela n’a pas consisté simplement à refuser le mal pour
choisir le bien, mais plutôt à débusquer l’illusion du bien habilement
présentée par le tentateur. Il ne suffit pas de connaître son catéchisme et sa
morale, il faut savoir résister aux pièges d’une morale séduisante et d’une foi
embrouillée. Le démon est intelligent, désintéressé, élégant, humaniste, pieux,
bienveillant, secourable ; c’est un ami qui vous veut du bien et sur qui
on peut compter en cas de coup dur. Sa subtilité pour masquer le “presque vrai”
en “pas complètement faux” et le “presque pas mal” en “bien” est sournoise et étourdissante.
Avec des arguments simples mais solides, avec des formules percutantes,
bibliques parfois, il sait nous montrer où est notre intérêt. Il connaît nos
projets, il galvanise notre ambition, il exalte nos grandes idées. C’est bien
ce démon-là que Jésus a vaincu pour nous.
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