Au seuil de son évangile, saint Luc nous
donne une magistrale leçon d’histoire (Lc 3, 1-6). Cette notice
chronologique est un chef d’œuvre de rigueur et de précision. Pour exposer
simplement le cadre de ce sommaire, on peut paraphraser ainsi : L’an
quinze de Tibère [qui régna, comme seul empereur, de 14 à 37 ap. J.C.], Ponce
Pilate étant gouverneur de Judée [qui officia de 26-36 ap. J.C.], Hérode
[Antipas et non Hérode le Grand, qui a décidé le massacre des innocents]
tétrarque de Galilée [régna depuis la mort d’Hérode le Grand, en 4 av. J.C.,
jusqu’en 39 ap. J.C.], Philippe son frère tétrarque du pays d’Iturée et de
Trachonitide [qui régna de 4 av J.C. à 33-34 ap. J.C.], Lysanias Tétrarque
d’Abilène [les dates de son règne restent inconnues mais son existence est
attestée], sous le pontificat d’Anne et Caïphe [Caïphe fut grand prêtre de 18 à
36 ap. J.C. ; Anne avait été grand-prêtre auparavant, mais conservait
un immense prestige], la parole de Dieu… Nous sommes donc, au début de
l’évangile, dans les années 29-30 après l’année conventionnelle de la naissance
de Jésus. L’âge de Jésus est plus difficile à préciser, car, vous le savez,
l’année réelle de sa naissance a de bonnes chances de n’être pas l’année qui a
été retenue ensuite comme origine des datations ap. J.C. ; mais c’est là
un détail. On peut dire, de manière fiable, que Jésus a autour de trente ans.
Au-delà
de la perfection de ce texte en ce qui concerne l’histoire, nous devons relever
que ce texte est également admirable quant à l’intrigue qu’il introduit. Luc
n’est pas seulement un historien, il est aussi l’auteur d’une histoire, un écrivain,
un narrateur de grand talent. Car vous remarquerez que les principaux acteurs
du drame qui va se jouer – la mort de Jésus – sont ici présentés. Du côté
romain : Ponce Pilate, le gouverneur de Jérusalem ; Hérode, le
gouverneur de Galilée, c’est-à-dire qu’il avait autorité sur Nazareth. Du côté
du Judaïsme : les deux grands prêtres du Temple de Jérusalem, Anne et
Caïphe, dont le rôle serait décisif pour obtenir la condamnation de Jésus.
Souvenez-vous – Pilate est celui qui a dit : « je ne trouve en cet
homme aucun motif de condamnation » (Lc 23, 4) ; Hérode est celui qui a
demandé à Jésus de lui faire un petit miracle de démonstration, pour l’amuser
(Lc 23, 8). Et Luc soulignera que ces deux hommes, jusque-là ennemis, se
sont réconciliés à l’occasion de l’affaire de la condamnation de Jésus (Lc 23, 12). Anne et Caïphe nous sont surtout connus par
Jean ; Anne était le beau-père de Caïphe. C’est lui qui a interrogé Jésus en
premier ; au cours de cet interrogatoire, Jésus a été giflé par un
serviteur mécontent d’une de ses réponses ; face à cette violence
incompréhensible qui commence à se déchaîner contre lui, Jésus demandera :
« Si j’ai mal parlé,
témoigne de ce qui est mal ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me
frappes-tu ? » (Jn 18,
23). Caïphe était le grand-prêtre en fonction l’année de la mort de Jésus. Il
est l’auteur de cette terrible prophétie que saint Jean interprète :
« ‘‘il est de votre
intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas
tout entière’’. Or cela, il ne le dit pas de lui-même ; mais, étant grand
prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus allait mourir pour la nation – et non pas pour la nation seulement, mais encore
afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11, 50-52). Le cadre est
fixé, tous les personnages historiques qui vont jouer un rôle dans cette
douloureuse histoire sont déjà là.
Mais voilà que, au milieu de cette histoire
humaine, compliquée et pitoyable, Luc relève quelque chose de nouveau,
d’inouï : « la Parole de Dieu fut
adressée dans le désert à Jean »
(Lc 3, 2). Alors que les hommes courent à leur perte dans les vicissitudes
troubles des affaires politiques, la Parole de Dieu, la Parole éternelle du
Dieu éternel, retentit dans le cœur d’un homme. C’est l’irruption de l’éternité
dans l’Histoire. Pour dire les choses simplement : l’Histoire, c’est que
les hommes se haïssent au jour le jour ; l’éternité, c’est que Dieu nous
aime dès avant la création du monde. L’Histoire, c’est le chaos désorganisé de
nos conflits permanents ; l’éternité, c’est le projet de Dieu, solidement
établi et mené à bien, qui nous propose encore un bonheur que nous avons si
souvent refusé. L’Histoire, c’est le péché de l’homme qui se déploie en
souffrances ; l’éternité, c’est la grâce de Dieu qui sanctifie. Voilà ce
qui s’est produit en 29 ap. J.C. Dans la conscience d’un homme, de ce Jean
fils de Zacharie, dans l’esprit d’un homme plongé dans l’Histoire, dans
l’esprit de ce Jean qui voyait bien l’horreur et l’absurdité de la vie des
hommes – jusqu’à fuir dans le désert – dans l’esprit de cet homme la Parole de
Dieu a annoncé cette vérité éternelle, et pourtant imprévisible : le
pardon des péchés. La miséricorde éternelle entre dans l’histoire des fautes et
des transgressions, et elle y entre par le cœur de Jean, cet homme plein de
justice, cet homme qui n’est pas complice du mal : « et tout homme verra le salut de Dieu » (Lc 3, 6 ; Is 40, 5). Jean
deviendra désormais l’instrument choisi par Dieu pour annoncer Celui qui
donnerait le salut définitif. Tout cela est vertigineux, vous le voyez.
Nous vivons, aujourd’hui, dans un univers qui
n’est pas moins troublé que celui que décrit saint Luc. Les autorités
politiques et religieuses du Moyen Orient en particulier, et du monde en
général, ne sont pas moins conflictuelles maintenant qu’il y a deux mille ans.
Mais nous sommes pourtant au seuil d’un jubilé de la miséricorde ; dans le
tumulte de nos guerres sans issues, dans nos batailles où il semble impossible
de construire une paix, voilà qu’un message différent se fait entendre, un
message éternel : Dieu pardonne, Dieu commande d’aimer, Dieu réconcilie. Saurons-nous
écouter cette parole nouvelle ? C’est tout l’enjeu de ce temps de l’Avent.
Accepterons-nous l’invitation à nous convertir, à nous pacifier ?
(illustration :
une monnaie de Tibère divinisé, avec la légende : Divus Augustus Pater ;
Museo Massimo – Museo Nazionale, Rome).
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