vendredi 4 décembre 2015

2ème dimanche de l'Avent - année C


Au seuil de son évangile, saint Luc nous donne une magistrale leçon d’histoire (Lc 3, 1-6). Cette notice chronologique est un chef d’œuvre de rigueur et de précision. Pour exposer simplement le cadre de ce sommaire, on peut paraphraser ainsi : L’an quinze de Tibère [qui régna, comme seul empereur, de 14 à 37 ap. J.C.], Ponce Pilate étant gouverneur de Judée [qui officia de 26-36 ap. J.C.], Hérode [Antipas et non Hérode le Grand, qui a décidé le massacre des innocents] tétrarque de Galilée [régna depuis la mort d’Hérode le Grand, en 4 av. J.C., jusqu’en 39 ap. J.C.], Philippe son frère tétrarque du pays d’Iturée et de Trachonitide [qui régna de 4 av J.C. à 33-34 ap. J.C.], Lysanias Tétrarque d’Abilène [les dates de son règne restent inconnues mais son existence est attestée], sous le pontificat d’Anne et Caïphe [Caïphe fut grand prêtre de 18 à 36 ap. J.C. ; Anne avait été grand-prêtre auparavant, mais conservait un immense prestige], la parole de Dieu… Nous sommes donc, au début de l’évangile, dans les années 29-30 après l’année conventionnelle de la naissance de Jésus. L’âge de Jésus est plus difficile à préciser, car, vous le savez, l’année réelle de sa naissance a de bonnes chances de n’être pas l’année qui a été retenue ensuite comme origine des datations ap. J.C. ; mais c’est là un détail. On peut dire, de manière fiable, que Jésus a autour de trente ans.

Au-delà de la perfection de ce texte en ce qui concerne l’histoire, nous devons relever que ce texte est également admirable quant à l’intrigue qu’il introduit. Luc n’est pas seulement un historien, il est aussi l’auteur d’une histoire, un écrivain, un narrateur de grand talent. Car vous remarquerez que les principaux acteurs du drame qui va se jouer – la mort de Jésus – sont ici présentés. Du côté romain : Ponce Pilate, le gouverneur de Jérusalem ; Hérode, le gouverneur de Galilée, c’est-à-dire qu’il avait autorité sur Nazareth. Du côté du Judaïsme : les deux grands prêtres du Temple de Jérusalem, Anne et Caïphe, dont le rôle serait décisif pour obtenir la condamnation de Jésus. Souvenez-vous – Pilate est celui qui a dit : « je ne trouve en cet homme aucun motif de condamnation » (Lc 23, 4) ; Hérode est celui qui a demandé à Jésus de lui faire un petit miracle de démonstration, pour l’amuser (Lc 23, 8). Et Luc soulignera que ces deux hommes, jusque-là ennemis, se sont réconciliés à l’occasion de l’affaire de la condamnation de Jésus (Lc 23, 12). Anne et Caïphe nous sont surtout connus par Jean ; Anne était le beau-père de Caïphe. C’est lui qui a interrogé Jésus en premier ; au cours de cet interrogatoire, Jésus a été giflé par un serviteur mécontent d’une de ses réponses ; face à cette violence incompréhensible qui commence à se déchaîner contre lui, Jésus demandera : « Si j’ai mal parlé, témoigne de ce qui est mal ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » (Jn 18, 23). Caïphe était le grand-prêtre en fonction l’année de la mort de Jésus. Il est l’auteur de cette terrible prophétie que saint Jean interprète : « ‘‘il est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière’’. Or cela, il ne le dit pas de lui-même ; mais, étant grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus allait mourir pour la nation – et non pas pour la nation seulement, mais encore afin de rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11, 50-52). Le cadre est fixé, tous les personnages historiques qui vont jouer un rôle dans cette douloureuse histoire sont déjà là.
Mais voilà que, au milieu de cette histoire humaine, compliquée et pitoyable, Luc relève quelque chose de nouveau, d’inouï : « la Parole de Dieu fut adressée dans le désert à Jean » (Lc 3, 2). Alors que les hommes courent à leur perte dans les vicissitudes troubles des affaires politiques, la Parole de Dieu, la Parole éternelle du Dieu éternel, retentit dans le cœur d’un homme. C’est l’irruption de l’éternité dans l’Histoire. Pour dire les choses simplement : l’Histoire, c’est que les hommes se haïssent au jour le jour ; l’éternité, c’est que Dieu nous aime dès avant la création du monde. L’Histoire, c’est le chaos désorganisé de nos conflits permanents ; l’éternité, c’est le projet de Dieu, solidement établi et mené à bien, qui nous propose encore un bonheur que nous avons si souvent refusé. L’Histoire, c’est le péché de l’homme qui se déploie en souffrances ; l’éternité, c’est la grâce de Dieu qui sanctifie. Voilà ce qui s’est produit en 29 ap. J.C. Dans la conscience d’un homme, de ce Jean fils de Zacharie, dans l’esprit d’un homme plongé dans l’Histoire, dans l’esprit de ce Jean qui voyait bien l’horreur et l’absurdité de la vie des hommes – jusqu’à fuir dans le désert – dans l’esprit de cet homme la Parole de Dieu a annoncé cette vérité éternelle, et pourtant imprévisible : le pardon des péchés. La miséricorde éternelle entre dans l’histoire des fautes et des transgressions, et elle y entre par le cœur de Jean, cet homme plein de justice, cet homme qui n’est pas complice du mal : « et tout homme verra le salut de Dieu » (Lc 3, 6 ; Is 40, 5). Jean deviendra désormais l’instrument choisi par Dieu pour annoncer Celui qui donnerait le salut définitif. Tout cela est vertigineux, vous le voyez.

Nous vivons, aujourd’hui, dans un univers qui n’est pas moins troublé que celui que décrit saint Luc. Les autorités politiques et religieuses du Moyen Orient en particulier, et du monde en général, ne sont pas moins conflictuelles maintenant qu’il y a deux mille ans. Mais nous sommes pourtant au seuil d’un jubilé de la miséricorde ; dans le tumulte de nos guerres sans issues, dans nos batailles où il semble impossible de construire une paix, voilà qu’un message différent se fait entendre, un message éternel : Dieu pardonne, Dieu commande d’aimer, Dieu réconcilie. Saurons-nous écouter cette parole nouvelle ? C’est tout l’enjeu de ce temps de l’Avent. Accepterons-nous l’invitation à nous convertir, à nous pacifier ?


(illustration : une monnaie de Tibère divinisé, avec la légende : Divus Augustus Pater ; Museo Massimo – Museo Nazionale, Rome).

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