Cet évangile est une
vraie difficulté pour les exégètes. La scène de la disparition de Jésus pose en
effet de multiples questions : quel sens donner à ce qui ressemble bien à
la fugue d’un jeune adolescent ? Jésus se sentait-il mal à l’aise à la
maison ? Et puis il semble qu’il ait un doute sur son père : qui est,
pour Jésus, Joseph, le chef de famille, si son vrai Père est Dieu
lui-même ? Ou bien Dieu est-il pour lui seulement un Père spirituellement,
comme on le disait autrefois des rois d’Israël (2S 7, 14) ? Jésus
lui-même n’est-il pas un descendant de David et ne peut-il prétendre à cette
filiation religieuse ? Tout cela est bien complexe.
Et
pourtant, ces questions que je viens de poser sont des mauvaises
questions ; ce sont des questions qui trahissent plutôt les angoisses
modernes d’une société qui ne sait plus ce qu’est la famille, ce qu’est la
paternité. Ce sont des questions qui ne peuvent recevoir que des mauvaises
réponses parce qu’elles se situent hors de l’intention de l’évangéliste. Il
serait absurde de faire de Jésus un adolescent déboussolé ; il serait
étrange de faire de Joseph un chef de famille indécis ; il serait curieux
de faire de Marie une mère inquiète et possessive. Expliquer par nos troubles
psychologiques et par nos déchirures familiales cet évangile ne peut conduire
qu’à une impasse.
Pour
comprendre quelque chose il faut d’abord se souvenir de ceci qui ne fait de
doute pour aucun des trois : Jésus est le Messie annoncé par les
prophètes. A propos du Messie, on ne manque pas d’informations : Joseph et
Marie savent de lui tout ce que dit l’ancien Testament et, sans doute
apprennent-ils à Jésus à lire dans ces textes qui parlent de lui et, dans sa
conscience d’enfant, d’une manière pour nous indicible, l’enfant découvre sa
propre vocation. Joseph sait très bien que Jésus n’est pas naturellement son
fils ; il sait très bien que Marie est irréprochable en toutes choses
(Mt 1, 20). Tout cela est bien mystérieux, mais cette certitude est plus
forte que l’incompréhension : Marie n’a jamais rien fait de mal. Jésus
sait très bien que Dieu est son Père et que Joseph est le chef de
famille ; il sait très bien qu’il doit à Dieu une obéissance filiale et
qu’il doit à Joseph respect et soumission. Cette « sainte famille »
est très atypique, composée d’un homme juste, de l’Immaculée Conception et du
Verbe de Dieu fait chair ; il règne entre ces trois une vraie communion de
charité et nous pouvons supposer que jamais aucune faute n’a été commise qui
soit venue blesser cette bonne entente.
Et
pourtant, c’est dans cette famille que se produit un événement étrange,
inattendu, qui déroute Joseph, Marie et Jésus. Sans faire rien de mal, Jésus
reste au Temple (Lc 2, 43). Sans faire rien de mal, Joseph et Marie
omettent de vérifier sa présence dans la caravane du retour. Sans faire rien de
mal, Marie s’étonne devant Jésus de son attitude : pourquoi a-t-il fait
cela ? Sans rien faire de mal, Jésus s’étonne de l’inquiétude de Joseph et
Marie : pourquoi le cherchaient-ils ? Que veut dire cela ?
Pourquoi l’évangéliste nous rapporte-t-il cet épisode étrange ?
La
clef de la réponse se trouve dans cette formule : « au bout de trois
jours »
(Lc 2, 46). Saint Luc veut nous donner dans cet épisode une préfiguration
du mystère pascal : Jésus qui disparaît à Jérusalem et qu’on retrouve au
bout de trois jours, cela ne peut pas ne pas nous faire penser à ce qui s’est
passé entre le vendredi saint et le dimanche de Pâques. Aussi, la question
qu’on peut se poser, qui est maintenant une bonne question, est celle-ci :
comment Marie a-t-elle vécu ces événements de la mort et de la résurrection du
Christ ? Saint Jean nous montre Marie présente au pied de la croix, debout
(Jn 19, 25). Aucun évangéliste ne nous décrit la rencontre du Ressuscité
et de sa Mère. Mais nous pouvons relire la question de Marie : « Mon enfant, pourquoi
nous as-tu fait cela ? » (Lc 2, 48), pourquoi ne t’es-tu pas défendu
lorsqu’on t’accusait ? pourquoi t’es-tu laissé conduire à la croix sans
résistance ? pourquoi as-tu accepté toutes ces souffrances alors que tu
n’avais jamais commis le mal ? Il y a là un mystère profond qui bouleverse
Marie. Ce n’est pas un reproche de Marie, mais un cri de souffrance. Relisons
la réponse de Jésus : « Comment se fait-il que vous m’ayez
cherché ? »
(Lc 2, 49) N’aviez-vous pas lu dans les prophètes que le Messie devait
souffrir, mourir, et ressusciter ? Ce n’est pas un reproche de Jésus, mais
une explication de textes, semblable à celle qu’il fera pour les disciples
d’Emmaüs (cf. Lc 24).
Mais
cette scène ne se passe pas lorsque Jésus a trente ans, mais douze. Jésus
enfant, dans sa conscience d’enfant, sait déjà quelle est sa vocation. Il n’en
pressent pas encore la violence ; il n’imagine peut-être pas la cruauté de
ses adversaires et toutes les souffrances qu’il devra endurer. Mais il est
prêt. Il n’hésite pas à se rendre au Temple qui est le lieu des
sacrifices ; il n’hésite pas à discuter avec des docteurs, comme un maître
de sagesse. Jésus est ce rabbi, cet interprète de la volonté de Dieu qui offre
sa vie. Jésus a douze ans, et il sait déjà ce que sera sa vocation :
annoncer l’évangile et donner sa vie ; la sagesse et le sacrifice. Voilà
ce que saint Luc veut nous dire : jamais, à aucun moment, Jésus n’a ignoré
sa vocation. Ce qu’il a vécu à trente ans dans la violence de la croix, il l’a
vécu à douze ans, déjà capable de parler de sagesse et déjà capable de donner
sa vie.
Prions
aujourd’hui pour que, dans les familles, les enfants découvrent une vocation
qui les épanouisse. Prions pour qu’ils sachent rester fidèles à la volonté de
Dieu avec générosité et bonheur.