vendredi 30 octobre 2015

Fête de tous les saints


Le bonheur est une chose paradoxale. Tout le monde est d’accord pour vouloir être heureux, mais personne ne sait comment on fait pour y arriver ; ou du moins, il existe à ce sujet tant d’opinions divergentes qu’on a du mal à s’y retrouver[1]. Et, à force d’être galvaudé par des imitations vulgaires et décevantes, le bonheur est devenu lui-même une valeur douteuse, à tel point que certains s’interrogent : le bonheur existe-t-il vraiment ? Beaucoup de nos contemporains sont malheureux ; et, ce qui est pire encore, beaucoup ne croient même plus au bonheur.
C’est dans ce contexte d’incertitude et de désarroi que Jésus vient aujourd’hui faire entendre un message radical, nouveau et réconfortant pour nous indiquer une définition du bonheur qui ne sera pas décevante. Ce message des béatitudes (Mt 5, 1-12) est assez choquant, parce qu’il va à l’encontre des conventions et du confort ; il nous fait découvrir un bonheur assez austère qui consiste à mettre notre conscience en accord avec la vérité évangélique. Et c’est ainsi que nous découvrons qu’il existe un bonheur pauvre, un bonheur humble, un bonheur chaste et pacifique, il existe un bonheur dans les larmes, dans la persécution et dans l’insulte, il existe un bonheur dans le pardon et la pureté. Tout cela est bien déroutant pour ceux qui croyaient que l’argent, le prestige et les triomphes, le confort, les plaisirs et le pouvoir, étaient les conditions indispensables du bonheur, voire le bonheur lui-même. Tous ces grands hommes riches et considérés risquent bien de ses retrouver seuls et tristes avec leur patrimoine somptueux et leur haute estime. Ils découvriront, trop tard, qu’ils se sont fourvoyés dans un chemin sans issue et que, là où ils croyaient atteindre la joie définitive, ils ne découvrent que leurs propres limites matérielles et spirituelles, la déception de n’être pas un héros, l’angoisse de n’être pas un génie, l’inquiétude d’être mortel.
Le bonheur qui est décrit dans ce texte des béatitudes est en fait un portrait de Jésus mourant sur la Croix : c’est lui le pauvre de cœur à qui appartient le Royaume ; c’est lui l’homme de douceur et de patience qui voit la terre promise ; c’est lui qui est assoiffé de justice et à qui on tend une ridicule éponge imbibée de vin aigre ; c’est lui le miséricordieux qui implore le pardon pour ses bourreaux ; c’est lui l’artisan de paix qui est vraiment Fils de Dieu ; c’est lui l’homme couvert d’insultes et de crachats qui exulte de joie et d’allégresse parce qu’il est resté fidèle à la volonté de Dieu. Dans notre monde marqué par la violence, il n’y a pas d’autre bonheur possible. Dans un monde sans péché, le bonheur pourrait, à la rigueur, coïncider avec le simple plaisir. Mais dans un monde de guerre, d’injustice, de douleur, il n’y a pas d’autre bonheur que celui du Christ en Croix. Le cœur du Christ, l’âme du Christ, la conscience du Christ était alors transfigurée de cette lumière limpide et joyeuse, illuminée de l’amour qui l’unissait à Dieu, son Père, et dans lequel il recevait alors toute l’humanité. Parfois, les hommes qui croient encore un peu au bonheur disent que le bonheur, c’est l’amour. C’est vrai ; encore faut-il bien comprendre qu’il s’agit de cet amour radieux et universel, de cet amour de Dieu, et de nos amis, et de nos ennemis, et de ceux qui nous ont déçus, et de ceux qui nous ont trahis. C’est en aimant tous ceux-là que le Christ a fait, sur la Croix, l’expérience d’une joie telle qu’on ne saurait en imaginer de plus grande.
Qui donc veut encore être heureux ? (cf. Ps 4, 7) Voilà le chemin que le Christ nous indique. Chaque homme reste libre d’inventer autre chose, de prendre d’autres directions, de chercher ailleurs, à ses risques et périls. Pour nous, chrétiens, que la grâce du Christ nous protège et nous garde d’errer sur des chemins sans buts. C’est par la croix que nous entrons dans la joie même de Dieu.




[1] Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 2 ; 1095a. 

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