Cette
veuve de Sarepta (1R 17, 10-16) était dans une bien grande détresse.
Evidemment, il y a sa détresse personnelle : elle sait qu’elle va mourir.
Mais il y a également, dans la mentalité antique, cette idée que c’est une
famille qui va disparaître : son mari est déjà mort, et son fils va mourir
avec elle. La mort d’un individu n’était pas tellement perçue comme tragique –
les anciens savaient que la mort fait partie de la vie, et que la vie continue
dans les enfants et les générations futures. Mais là, précisément, la vie ne
continuera pas dans les générations futures. Et cela était perçu comme une terrible
malédiction, comme une honte définitive.
On
peut aussi s’étonner de ce repas qu’elle veut préparer (1R 17, 12) :
à quoi cela sert-il de manger avant de mourir ? Là encore, il faut essayer
de comprendre la mentalité antique. Le repas avant la mort était un acte rituel
très important. On se souvient qu’Isaac, avant de mourir, avait demandé à Esaü,
son fils, de lui préparer un festin (Gn 27, 4). Plus familier, évidemment,
nous est la dernière Cène de Jésus : en célébrant avec ses disciples un
ultime repas avant de mourir, Jésus faisait ce qu’avait fait Isaac, ce que
voulait faire cette veuve de Sarepta. Même si cette tradition est aujourd’hui
tombée en désuétude, nous devons reconnaître qu’elle était courante dans
l’Orient ancien, et bien attestée dans la Bible.
Mais,
pour cette veuve et son fils, ce dernier repas ne se passe pas comme
d’habitude. Un invité imprévu, intrusif, arrive, et cet invité est un prophète.
Evidemment, la veuve ne sait pas que c’est un prophète : elle voit seulement
un homme qui a faim, qui ne pense pas qu’il va mourir, et qui veut simplement manger
(1R 17, 10-11 ; 13). Que peut-elle faire ? Si elle renonce à son
dernier repas, si elle meurt sans célébrer ce dernier rite, elle compromet
encore la réputation de sa famille qui est déjà condamnée à disparaître dans la
honte. Si elle refuse d’aider le prophète, elle laisse cet homme souffrir de la
faim et elle manque aux devoirs de l’hospitalité. Que faire ? Elle décide
de renoncer à son dernier repas, pour obéir à la parole d’Elie et pour honorer
les droits de son hôte (1R 17, 15). C’est-à-dire qu’elle a renoncé à son
dernier bien, elle a renoncé à tout ce qui lui restait ; elle a sacrifié
son tout, simplement pour assurer un petit repas à un inconnu de passage.
Est-il raisonnable de sacrifier toutes choses pour une cause aussi
petite ? Non ; cela ne paraît pas raisonnable. Il est insensé de tout
donner, il est fou de sacrifier ainsi l’honneur de toute une famille, sa propre
vie et celle de son fils, pour le seul confort d’un visiteur importun. Et
pourtant, c’est ce qu’elle a fait.
Cette
petite histoire nous invite à réfléchir sur ce qu’est le renoncement. Le Christ
invite ses disciples à renoncer à beaucoup de choses, à ne pas profiter
d’avantages bien tentants et bien décevants, afin d’être disponibles pour le
Royaume. « Ainsi
donc, quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens, ne peut être mon
disciple »
(Lc 14, 33). L’injonction est sévère. On pense habituellement que cela
veut dire qu’on doit se défaire de ce qu’on a : « je possède telle
richesse ; j’en ai bénéficié pendant des années ; maintenant j’y
renonce en vue de l’Evangile ». On voit pourtant que la logique de la
veuve de Sarepta est autre, beaucoup plus radicale. Le prophète lui demande de
renoncer à ce qu’elle n’a pas encore, de renoncer à ce repas qu’elle n’a pas
encore préparé mais qu’elle a déjà prévu. Pour obéir à la parole d’Elie, elle
doit renoncer à un projet. Et cela, c’est beaucoup plus austère que de renoncer
(souvent par lassitude) à quelque chose dont on connaît le profit mais dont on
sait également les limites.
Mais,
dans cette situation d’extrême détresse, la logique se renverse d’elle-même. Le
projet de cette femme était de prendre un repas avec son fils, puis de mourir
avec lui. En renonçant à ce repas qui devait être son dernier réconfort, le
dernier acte cultuel d’une vie marquée par la tragédie de la famine, elle
s’ouvre à une autre dimension. Peut-être que la promesse d’Elie lui a semblé
une belle parole en l’air : « Jarre de farine point ne s’épuisera, vase
d’huile point ne se videra » (1R 17, 14). Elle pouvait penser que, bientôt
morte, elle ne serait plus là pour vérifier ! Mais elle a fait confiance,
néanmoins. Et de ce renoncement, en effet, a jailli une fécondité inattendue,
une abondance promise à laquelle on ne croyait même pas. En renonçant au
dernier acte de sa vie, la femme a renoncé à mourir (mais elle ne le savait
pas), et elle a vécu, elle et son fils, accueillant ce surcroît comme un don
gratuit et impensable.
On
ne pense pas que les choses les plus importantes dans la vie d’un homme ne sont
pas celles qu’il peut se donner à lui-même, ce qu’il peut acheter ; cela,
c’est de l’utile, en général, du plaisant, quelquefois, mais pas de
l’essentiel. Ce qui compte vraiment, c’est ce qui nous est donné. Mais pour
recevoir une chose qui nous est donnée, il faut vivre cette logique paradoxale
qui conjoint un désir et un renoncement : s’il n’y a pas de désir, la
chose n’est pas essentielle ; s’il n’y a pas de renoncement, il n’y a pas
de donation. Cette veuve voulait vivre, sans doute ; et elle voulait que
son fils vive, même si elle n’y croyait plus. Et en renonçant à ce dernier
repas, elle a vécu, vraiment ; et sa vie était un don de Dieu.
Le
renoncement est toujours un risque ; c’est un acte coûteux, difficile,
insensé parfois. Pourtant, seul le renoncement permet de créer du nouveau.
Cette veuve de Sarepta a renoncé à tout, et elle a reçu de Dieu la vie de sa
famille et une gloire éternelle. Même le Christ a parlé d’elle, en faisant un
modèle de foi (Lc 4, 26). Notre société, gavée d’abondance et de
rassasiement a oublié que le renoncement est ce qui donne sa qualité à la
possession. Le bonheur n’est pas de détenir simplement ce qu’on peut acheter,
mais de recevoir ce qui est vraiment capable de nous combler. Quand nous
risquons d’être submergés par la tristesse de consommer bêtement,
souvenons-nous de cette veuve, de sa générosité et de son grand renoncement.
Elle nous donne une leçon de vie.
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