Pierre
est vraiment d’une naïveté confondante, qui ose dire à Jésus : « nous avons tout quitté
pour te suivre »
(Mc 10, 28). Cette remarque est multiplement fausse et, quoique Jésus ne
le reprenne pas trop vivement, il nous faut bien voir que cette présentation de
la vie chrétienne n’est que très superficiellement conforme à l’évangile.
C’est en effet une
fausse manière de parler de la vie chrétienne que d’insister sur les
renoncements. Si la vie chrétienne c’est : ne pas manger de viande le
vendredi et ne pas faire la grasse matinée le dimanche, évidemment, on ne voit
pas très bien ce que cela apporte. Et ainsi, on fait assez vite de la foi un
catalogue d’interdits, une collection de renoncements arbitraires auxquels on
se soumet plus ou moins lorsqu’on est chrétien, ou qu’on regarde avec plus ou
moins de pitié lorsqu’on n’a pas la foi. Pauvres chrétiens ! Et la pire des
choses, consiste à faire de ces renoncements la cause mécanique d’une
récompense dans l’au-delà… comme si l’éternité c’était de manger de la viande
le vendredi et de faire la grasse matinée le dimanche. Cela n’a évidemment
aucun sens.
Le livre de la Sagesse, lu
en 1ère lecture (Sg 7, 7-11), nous apporte une autre lumière.
Celui qui a trouvé Dieu ne renonce qu’à ce qui désormais lui apparaît comme
méprisable. Qu’est-ce que la richesse en comparaison de l’intelligence ?
« Tout l’or du monde auprès d’elle n’est qu’un peu de sable »
(Sg 7, 9).
La tradition de la pauvreté franciscaine a interprété de façon radicale cette
vérité spirituelle : « considérer l’argent comme des ordures »[1].
Tout le monde n’est pas appelé à vivre la pauvreté de saint François, mais tout
le monde a à se laisser interpeller par elle. Il ne s’agit pas, pour nous qui
vivons dans le monde, de rejeter toute richesse ; mais celui qui a compris
ce qu’était la connaissance de Dieu est libéré, il ne s’embarrasse plus des
choses matérielles. Saint Paul, qui ne manquait pas de prestiges humains avant
sa conversion, a fait cette expérience en découvrant la foi chrétienne :
« Tous
ces avantages dont j’étais pourvu, je les ai considérés comme un désavantage à
cause du Christ… A cause de lui, j’ai accepté de tout perdre, je considère tout
comme déchets, afin de gagner le Christ… Le connaître, lui, avec la puissance
de sa résurrection et la communion à ses souffrances, lui devenir conforme dans
la mort, afin de parvenir, si c’est possible, à ressusciter d’entre les morts » (Ph 3, 7…11).
Cela n’est pas un renoncement : c’est une mise à leur juste place des
réalités du monde et de la foi en Dieu. Notre seul trésor, c’est notre
foi ; pour celui qui a compris cela, le reste n’est que de moindre
importance.
Et puis, à bien y
regarder, est-il tellement vrai qu’un chrétien renonce à tout ?
Certainement pas. Avec un beau courage optimiste, Benoît XVI a évoqué cela
au début de son ministère (et sa parole a trouvé un écho favorable chez
beaucoup de jeunes hésitants dans leur vocation) : « n’ayez pas peur du
Christ ! –
disait-il – Il
n’enlève rien et il donne tout »[2].
Ceci est vrai et vaut qu’on donne sa vie.
Jésus répond donc clairement
à Pierre qu’il n’en est pas ainsi, que Pierre n’a pas renoncé à tout de telle
sorte qu’il serait privé de tout. Car celui qui a soi-disant tout quitté trouve
aussi d’autres choses plaisantes : « personne n’aura quitté,
à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs, une mère,
un père, des enfants ou une terre sans qu’il reçoive, en ce temps déjà, le
centuple : maisons, frères, sœurs, mères, enfants et terres avec des
persécutions » (Mc 10, 29-30). Celui qui devient chrétien
renonce peut-être à certains avantages, mais trouve en cela d’autres joies. Ce
qui étonne, c’est que ces bonheurs que procure la foi chrétienne sont d’une
nature très paradoxale : il ne s’achètent pas. Ce sont des bonheurs
absolument gratuits. En donnant sa vie au Christ, Pierre a renoncé à tout ce
qu’il pouvait – ou ce qu’il aurait pu – acheter. Mais il n’a pas renoncé à
cette joie qu’on appelle la charité fraternelle. Il a renoncé à une maison pour
trouver une autre maison ; il a renoncé à une famille pour trouver une autre
famille. Il a renoncé à quelques plaisirs trompeurs pour trouver un bonheur
véritable. La joie des premiers franciscains peut sembler effrayante[3] ; mais si
elle fait peur, c’est le signe que nous ne sommes pas vraiment
chrétiens. Comparons les disciples de saint François et notre société
contemporaine dépressive : eux savaient renoncer à la propriété pour
trouver la joie ; et nous, qui sommes incapables de renoncer à notre
confort, nous nous plaignons d’être tristes ! Certes, tout le monde n’est pas
appelé à vivre dans ce renoncement absolu à tout ce qui s’achète ; mais
tous les fidèles du Christ devraient au moins pouvoir comprendre, sentir, avoir
l’intuition qu’il y a dans cette attitude spirituelle une vraie liberté capable
de combler un cœur sincère.
Enfin, il nous faut voir
que la remarque de Pierre est bien présomptueuse. « Nous avons tout quitté
pour te suivre »
(Mc 10, 28) : celui qui dit cela montre bien qu’il n’a pas quitté son
orgueil, qu’il n’a pas renoncé à mettre en avant sa générosité qu’il pense
exemplaire. Et puis, dire cela à Jésus : Jésus seul a tout quitté (Ph 2, 5-8 ; 2Co 8, 9) pour se
mettre à notre service, pour venir nous chercher alors que nous étions en train
de nous perdre dans l’erreur et le péché. C’est le pasteur qui a tout laissé
pour aller à la recherche de la brebis perdue (Mt 8, 12). Et la brebis
perdue, c’est nous. Avant de voir ce que nous faisons pour Dieu, il faut
réfléchir un peu, et considérer ce que Dieu a fait pour nous. Le Christ seul a
tout quitté : il a renoncé à sa gloire divine, il a laissé la vie
tranquille qu’il menait à Nazareth, il s’est laissé conduire à la Croix, et il
a offert sa vie. Qui de nous en a fait autant ? Personne ! Alors qui
sommes-nous pour dire à Dieu : Seigneur, tu vois toutes les privations de
notre vie chrétienne. Mettons-nous humblement au pied de la croix, et surtout,
ayons le courage de nous taire d’abord. Et ensuite, si nous avons encore
quelque chose à dire, nous pourrons prier.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.