jeudi 8 octobre 2015

28e dimanche - année B


Pierre est vraiment d’une naïveté confondante, qui ose dire à Jésus : « nous avons tout quitté pour te suivre » (Mc 10, 28). Cette remarque est multiplement fausse et, quoique Jésus ne le reprenne pas trop vivement, il nous faut bien voir que cette présentation de la vie chrétienne n’est que très superficiellement conforme à l’évangile.

C’est en effet une fausse manière de parler de la vie chrétienne que d’insister sur les renoncements. Si la vie chrétienne c’est : ne pas manger de viande le vendredi et ne pas faire la grasse matinée le dimanche, évidemment, on ne voit pas très bien ce que cela apporte. Et ainsi, on fait assez vite de la foi un catalogue d’interdits, une collection de renoncements arbitraires auxquels on se soumet plus ou moins lorsqu’on est chrétien, ou qu’on regarde avec plus ou moins de pitié lorsqu’on n’a pas la foi. Pauvres chrétiens ! Et la pire des choses, consiste à faire de ces renoncements la cause mécanique d’une récompense dans l’au-delà… comme si l’éternité c’était de manger de la viande le vendredi et de faire la grasse matinée le dimanche. Cela n’a évidemment aucun sens.
Le livre de la Sagesse, lu en 1ère lecture (Sg 7, 7-11), nous apporte une autre lumière. Celui qui a trouvé Dieu ne renonce qu’à ce qui désormais lui apparaît comme méprisable. Qu’est-ce que la richesse en comparaison de l’intelligence ? « Tout l’or du monde auprès d’elle n’est qu’un peu de sable » (Sg 7, 9). La tradition de la pauvreté franciscaine a interprété de façon radicale cette vérité spirituelle : « considérer l’argent comme des ordures »[1]. Tout le monde n’est pas appelé à vivre la pauvreté de saint François, mais tout le monde a à se laisser interpeller par elle. Il ne s’agit pas, pour nous qui vivons dans le monde, de rejeter toute richesse ; mais celui qui a compris ce qu’était la connaissance de Dieu est libéré, il ne s’embarrasse plus des choses matérielles. Saint Paul, qui ne manquait pas de prestiges humains avant sa conversion, a fait cette expérience en découvrant la foi chrétienne : « Tous ces avantages dont j’étais pourvu, je les ai considérés comme un désavantage à cause du Christ… A cause de lui, j’ai accepté de tout perdre, je considère tout comme déchets, afin de gagner le Christ… Le connaître, lui, avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, lui devenir conforme dans la mort, afin de parvenir, si c’est possible, à ressusciter d’entre les morts » (Ph 3, 7…11). Cela n’est pas un renoncement : c’est une mise à leur juste place des réalités du monde et de la foi en Dieu. Notre seul trésor, c’est notre foi ; pour celui qui a compris cela, le reste n’est que de moindre importance.

Et puis, à bien y regarder, est-il tellement vrai qu’un chrétien renonce à tout ? Certainement pas. Avec un beau courage optimiste, Benoît XVI a évoqué cela au début de son ministère (et sa parole a trouvé un écho favorable chez beaucoup de jeunes hésitants dans leur vocation) : « n’ayez pas peur du Christ ! – disait-il – Il n’enlève rien et il donne tout »[2]. Ceci est vrai et vaut qu’on donne sa vie.
Jésus répond donc clairement à Pierre qu’il n’en est pas ainsi, que Pierre n’a pas renoncé à tout de telle sorte qu’il serait privé de tout. Car celui qui a soi-disant tout quitté trouve aussi d’autres choses plaisantes : « personne n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs, une mère, un père, des enfants ou une terre sans qu’il reçoive, en ce temps déjà, le centuple : maisons, frères, sœurs, mères, enfants et terres avec des persécutions » (Mc 10, 29-30). Celui qui devient chrétien renonce peut-être à certains avantages, mais trouve en cela d’autres joies. Ce qui étonne, c’est que ces bonheurs que procure la foi chrétienne sont d’une nature très paradoxale : il ne s’achètent pas. Ce sont des bonheurs absolument gratuits. En donnant sa vie au Christ, Pierre a renoncé à tout ce qu’il pouvait – ou ce qu’il aurait pu – acheter. Mais il n’a pas renoncé à cette joie qu’on appelle la charité fraternelle. Il a renoncé à une maison pour trouver une autre maison ; il a renoncé à une famille pour trouver une autre famille. Il a renoncé à quelques plaisirs trompeurs pour trouver un bonheur véritable. La joie des premiers franciscains peut sembler effrayante[3] ; mais si elle fait peur, c’est le signe que nous ne sommes pas vraiment chrétiens. Comparons les disciples de saint François et notre société contemporaine dépressive : eux savaient renoncer à la propriété pour trouver la joie ; et nous, qui sommes incapables de renoncer à notre confort, nous nous plaignons d’être tristes ! Certes, tout le monde n’est pas appelé à vivre dans ce renoncement absolu à tout ce qui s’achète ; mais tous les fidèles du Christ devraient au moins pouvoir comprendre, sentir, avoir l’intuition qu’il y a dans cette attitude spirituelle une vraie liberté capable de combler un cœur sincère.

Enfin, il nous faut voir que la remarque de Pierre est bien présomptueuse. « Nous avons tout quitté pour te suivre » (Mc 10, 28) : celui qui dit cela montre bien qu’il n’a pas quitté son orgueil, qu’il n’a pas renoncé à mettre en avant sa générosité qu’il pense exemplaire. Et puis, dire cela à Jésus : Jésus seul a tout quitté (Ph 2, 5-8 ; 2Co 8, 9) pour se mettre à notre service, pour venir nous chercher alors que nous étions en train de nous perdre dans l’erreur et le péché. C’est le pasteur qui a tout laissé pour aller à la recherche de la brebis perdue (Mt 8, 12). Et la brebis perdue, c’est nous. Avant de voir ce que nous faisons pour Dieu, il faut réfléchir un peu, et considérer ce que Dieu a fait pour nous. Le Christ seul a tout quitté : il a renoncé à sa gloire divine, il a laissé la vie tranquille qu’il menait à Nazareth, il s’est laissé conduire à la Croix, et il a offert sa vie. Qui de nous en a fait autant ? Personne ! Alors qui sommes-nous pour dire à Dieu : Seigneur, tu vois toutes les privations de notre vie chrétienne. Mettons-nous humblement au pied de la croix, et surtout, ayons le courage de nous taire d’abord. Et ensuite, si nous avons encore quelque chose à dire, nous pourrons prier.




[1] Thomas de Celano, Memoriale nel deiderio delle’anima [Vita seconda], XXXV, 65 ; Sources Franciscaines, 651.

[3] François d’Assise, De la joie vraie et parfaite ; Sources Franciscaines, 278. 

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